Barthes et Nietzsche : une « pensée nomade »

Matteo Sione

 

une «pensée nomade»
«The nomadic alternative…»
Bruce Chatwin   [1]

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  1. Introduction

L’enseignement de Nietzsche

En juillet 1972, au Centre culturel de Cerisy-la-Salle, a eu lieu un colloque, dans le cadre de la philosophie française, consacré à l’œuvre de Friedrich Nietzsche. Le colloque a ouvert l’espace des nouvelles lectures critiques du philosophe allemand, en confrontant des commentaires exégétiques à des interprétations révolutionnaires et en se posant la question de l’actualité des intuitions, de la méthode et de la pratique philosophique nietzschéennes, comme grille de lecture du monde et de l’histoire contemporaine. La rencontre de Cerisy-la-Salle, intitulé « Nietzsche aujourd’hui ? »[2], représente un événement fondamental pour la philosophie et la culture françaises puisqu’elle marque la naissance et la prolifération de nouveaux discours inspirés de Nietzsche, ou mieux « nietzschéens »[3].

Avant le colloque de Cerisy, la lecture et la diffusion de Nietzsche en France avaient déjà été conduites par quelques grands intellectuels français comme Georges Bataille[4], Gilles Deleuze[5], Pierre Klossowski[6] etc. : il ne s’agissait pas seulement d’introductions à la pensée du philosophe allemand mais surtout de multiples discours dans lesquels se manifeste pleinement l’influence philosophique, esthétique et politique de Nietzsche.

L’œuvre qui constitue le tournant fondamental du chemin périlleux de l’interprétation de la philosophie nietzschéenne est probablement Sur Nietzsche de Bataille. Ce livre, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et publié en 1945, après la chute du nazisme, opère une révolutionnaire relecture de Nietzsche. Le philosophe allemand fut systématiquement associé au nazisme et, par certains de ses représentants, idéalisé comme le fondateur ou l’inspirateur philosophique des idéologies fasciste et nazie. Le livre de Bataille, édité à un moment de l’histoire du monde où la philosophie nietzschéenne aurait pu être condamnée comme fondement théorétique de l’idéologie nazie, donne au contraire une lecture de la pensée de Nietzsche totalement nouvelle et politiquement révolutionnaire. Sur Nietzsche constitua donc l’ouverture d’un espace inexploré qui permit le développement suivant de la philosophie française selon une perspective absolument nouvelle. La lecture bataillenne de la philosophie de Nietzsche a en effet profondément influencé de nombreux penseurs, intellectuels et philosophes français (dont Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Roland Barthes etc.).

Dix-sept ans après la publication du livre de Bataille, un autre texte fondamental de la « Nietzsche-renaissance »[7] paraît : Nietzsche et la philosophie, écrit par le philosophe français Gilles Deleuze. Ce livre ne représente pas seulement une introduction extrêmement exhaustive à l’œuvre et aux conceptions nietzschéennes mais, en proposant une lecture inédite des idées élaborées par Nietzsche, il met en jeu la production d’un nouveau langage philosophique lié à l’invention de concepts inouïs[8]. Il ne s’agit donc pas du tout d’un commentaire mais d’une œuvre philosophique essentielle pour le développement des discours nietzschéens.

De nombreux autres textes contribuèrent du reste à la naissance et à la multiplication de discours nietzschéens, comme certains essais de Foucault ou de Klossowski. Le colloque de Cerisy-la-Salle « Nietzsche aujourd’hui ? », né à la suite de plusieurs années de remise en jeu de la philosophie nietzschéenne, est donc en même temps le sommet des discours sur Nietzsche et l’ouverture à d’autres espaces de recherche et de discours. Une intervention surtout, parmi tous les discussions du colloque, s’interroge sur les développements de la pensée de Nietzsche, sur sa puissance et sa force révolutionnaire : « Pensée nomade », écrite par Gilles Deleuze. Dans ce texte, écrit dans la même période que la publication de L’anti-Œdipe[9], le philosophe français souligne l’importance essentielle de la réflexion nietzschéenne pour la philosophie et l’histoire européenne : Nietzsche serait « l’aube d’une contre-culture »[10], celui qui a fait la guerre à la philosophie et à la culture européenne, et à la pensée jusqu’alors conçue comme « vraie » (« Que sont donc pour finir les vérités de l’homme ? – Ce sont les irréfutables erreurs de l’homme »[11]). Le discours philosophique serait né et aurait vécu depuis son éclosion dans un rapport d’essentielle harmonie avec l’unité despotique rationnelle et centralisée, en connaissant sûrement dans son histoire de nombreuses métamorphoses et de changements mais en restant toujours intrinsèquement lié au centre, expression directe et univoque des conjonctures politiques, économiques et culturelles[12]. Nietzsche, ayant proposé l’une façon totalement nouvelle de penser, une façon inouïe de construire et d’utiliser la pensée, constituerait donc la coupure nette et profonde avec toute la histoire précédente de la philosophie et de la pensée :

 « Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie, c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile […]. Voilà peut-être le plus profond de Nietzsche, la mesure de sa rupture avec la philosophie, telle qu’elle apparaît dans l’aphorisme : avoir fait de la pensée une machine de guerre, avoir fait de la pensée une puissance nomade »[13]

La force nomade du penser, le penser en tant que machine de guerre : avoir construit la pensée comme machine de guerre, comme force nomade, c’est en définitive le grand enseignement de Nietzsche.

  1. L’influence de Nietzsche chez Barthes

En lisant les textes de Barthes, souvent on remarque, sur la surface élégante et ondulatoire du discours barthésien, des éruptions sous-marines qui rident cette surface, comme des explosions de sens[14] : les engins explosifs de la philosophie nietzschéenne. Nietzsche paraît parcourir, d’une manière discontinue et aléatoire, toute l’œuvre de Barthes : à partir de ses premiers essais jusqu’au derniers livres, la philosophie du penseur allemand s’entrelace activement, bien que par intermittence irrégulière, avec la pensée et les réflexions barthésiennes.

Il faudrait reconstruire une généalogie – une « archéologie du savoir »[15] – de l’œuvre et du travail critique de Roland Barthes, en tâchant de reparcourir le chemin tortueux de ses lectures et de ses études, et en y recherchant les rencontres possibles avec la philosophie et la figure de Nietzsche. Un tel travail généalogique (l’un des grands enseignements de Nietzsche) permettrait de comprendre profondément une partie essentielle de la réflexion de l’intellectuel français et de mieux déterminer son rôle dans l’histoire de la culture et de la pensée.

En feuilletant le recueil des Œuvres complètes[16] de Roland Barthes – seulement pour donner des exemples –, on tombe tout de suite (il s’agit du premier texte du premier tome) sur un essai extrêmement important pour comprendre l’influence que les réflexions nietzschéennes ont exercé déjà dans les premiers écrits de Barthes. Le texte, qui s’appelle « Culture et tragédie »[17], parut dans Cahiers de l’étudiant en printemps 1942, onze ans avant la parution du premier livre de l’auteur français, Le Degré zéro de l’écriture[18]. Ce bref article, qui essaie de clarifier le rapport inextricable entre la tragédie en tant qu’expression artistique et humaine et le développement d’une culture profonde et élevée, montre de façon claire et évidente l’origine des observations de l’auteur, inspirées des réflexions sur la tragédie élaborées par Nietzsche dans La naissance de la tragédie[19]. Barthes écrit :

 « La tragédie […] nous enseigne à contempler la souffrance dans la sanglante lumière qu’elle projette sur elle ; ou mieux encore, à approfondir cette souffrance, en la dépouillant, en l’épurant ; à nous plonger dans cette pure souffrance humaine, dont nous sommes charnellement pétris, afin de retrouver en elle non point notre raison d’être […] mais notre essence dernière et, avec elle, la pleine possession de notre destin d’homme. Nous aurons alors dominé la souffrance imposée et incomprise par la souffrance comprise et consentie ; et immédiatement la souffrance deviendra de la joie »[20]

Cette souffrance, qui n’est pas action dramatique (« sentiment de vengeance et de rancune »[21]) mais pathos (« le penchant agressif ressortit […] nécessairement à la force »[22]), met en jeu le déroulement essentiellement actif[23] du souffrant qui n’est pas entraîné dans le ressentiment inspiré par les forces réactives : en face de « l’être qui souffre […] se tient la sérénité […] descendant de la sphère divine qui nous a fait comprendre que, dans son attitude purement passive, le héros atteint son activité suprême »[24]. Dans le chemin actif qui conduit de la souffrance à la joie, s’affirme le concept de amor fati[25], dans lequel s’expriment le oui nietzschéen et l’affirmation active. Le oui nietzschéen à la vie est au fond l’étonnante acceptation du destin – l’amour pour ce destin –, des accidents de la vie, pour l’éternité, jusqu’au limite de la mort. Ce n’est pas évidemment une résignation pessimiste mais une affirmation emplie de pathos tragique qui parvient à transformer la souffrance en joie tragique. Il faudrait parcourir le chemin exténuant de la souffrance humaine jusqu’à parvenir à l’instant immobile et éternel où se déroule l’affirmation tragique comme terme de l’amor fati et où la douleur se transforme en joie, l’instant dans lequel se produit la métamorphose même du sujet : « non plus un homme, – un métamorphosé, un transfiguré, un être qui riait ! »[26].

L’œuvre la plus « purement » et profondément nietzschéenne de Barthes est peut-être Fragments d’un discours amoureux[27]. Avec ce livre, né à la suite de deux années de recherche et de deux séminaires tenus à l’École pratique des hautes études[28], Barthes construit le discours possible d’un sujet amoureux et tente de dessiner l’affirmation nietzschéenne de l’amour-passion, non seulement à travers les termes et les thèmes de son discours mais aussi par la forme stylistique de l’œuvre : les fragments. L’aphorisme et l’écriture fragmentaire sont précisément deux pratiques employées par Nietzsche pour détruire l’ordre et la tradition philosophique précédente et pour construire une nouvelle façon de faire la philosophie. L’affirmation est construite par Barthes à travers images et fragments puisque c’est proprement par le style fragmentaire et non-narratif que l’on atteint le sommet actif de l’affirmation de l’amour-passion, contre chaque acte de dépréciation ou d’oppression de l’amour et du sujet amoureux : « si vous mettez le sujet amoureux dans une “histoire d’amour”, par là même, vous le réconciliez avec la société […] parce que raconter, cela fait parti des grandes contraintes sociales, des activités codées par la société. Par l’histoire d’amour, la société apprivoise l’amoureux »[29]. Même à travers le style donc, et non seulement par le contenu de son livre, Barthes essaye de rendre active et vitale l’affirmation de l’amour-passion :

 « La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est de la sorte entraînée par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui commence »[30]

Barthes n’a pas l’intention d’appliquer parfaitement à ses textes un système de pensée, mais il essaie plutôt d’exploiter et souvent même de forcer les théories et les intuitions nietzschéennes : « Nietzsche entre dans le texte […] non point en tant que système, mais en tant qu’essaim de citations »[31]. Cependant, il ne s’agit pas seulement de citations ou de suggestions puisque le rôle joué par Nietzsche se manifeste toutes les fois qu’il s’agit pour le discours de lutter contre la clôture sémantique ou idéologique. Le discours barthésien s’ouvre à des nouveaux horizons, vers la création de nouvelles valeurs, en affirmant la fonction révolutionnaire de Nietzsche. Par exemple, le rapport qui s’établit, dans Fragments d’un discours amoureux, entre la psychanalyse et la philosophie nietzschéenne ne constitue pas une contradiction dialectique : les deux discours, en effet, ne construisent pas le discours amoureux comme une synthèse, mais ils constituent un rapport de différence qui n’intègre pas et qui ne synthétise pas les deux éléments. L’affirmation nietzschéenne de l’amour-passion impose aussi une différence qualitative par rapport à la dévaluation réactive du discours psychanalytique[32]. Barthes, à travers Nietzsche, affirme activement l’amour-passion en tant que valeur et il se pose ainsi dans une relation de différence par rapport à la négation réactive conduite par la psychanalyse : « seule la force active s’affirme, elle affirme sa différence, elle fait de sa différence un objet de jouissance et d’affirmation. La force réactive, même quand elle obéit, […] est déjà possédée par l’esprit du négatif »[33].

L’on pourrait ainsi trouver dans beaucoup de textes de Barthes bien d’autres liaisons avec la philosophie de Nietzsche. En effet, en lisant la plupart des livres de l’auteur français, on retrouve souvent des intuitions, des idées ou des argumentations inspirées des réflexions nietzschéennes. Assurément, ce n’est pas seulement la philosophie nietzschéenne qui constitue la souche inspiratrice de l’œuvre barthésienne. Avec Nietzsche, de nombreux autres auteurs et disciplines s’entrelacent dans les textes de Barthes : sans aucun doute la littérature, mais aussi la psychanalyse, la musique etc. Une des choses les plus fascinantes chez Barthes est justement sa capacité de construire des discours en s’inspirant des disciplines et des champs du savoir les plus différents. Et pourtant Nietzsche, grâce à son aptitude à être lu et même utilisé pour ouvrir le texte vers nouveaux espaces de pensée, constitue indubitablement l’une des plus importantes et plus intéressantes occasions de réflexion. Le risque de manipulation ou de faute est évident. Il faudrait quand-même toujours tenter nouvelles lectures et interprétations, pour ne pas tomber dans l’inéluctable silence et dans la sédentarité de la pensée.

III. Nomadisme de la pensée

Barthes semble continuellement conduire une opération de décodage des signes et de la pensée précisément parce que il a parfaitement assimilé le grand enseignement de Nietzsche : utiliser la pensée comme une machine de guerre nomade[34]. Cette machine est composée par plusieurs mécanismes, qui la constituent et qui lui permettent de se déplacer et de continuer à nomadiser : « le nomade, ce n’est pas forcément quelqu’un qui bouge : il y a des voyages sur place, des voyage en intensité, […] les nomades […] sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser sur place pour rester à la même place en échappant aux codes »[35]. Barthes est un auteur parfaitement nietzschéen en ce qu’il ne conduit pas une exégèse des textes de Nietzsche, mais utilise seulement le nécessaire pour construire son propre discours, en considérant la pensée comme une machine de guerre, comme une « pensée nomade ». Barthes se situe – se jette – dans un champ de forces dans lequel se produisent ses discours comme effets de la machine de guerre nomade. L’utilisation des aphorismes et de l’écriture fragmentaire et fragmentée en tant que production d’une machine[36] stylistique et politique – armes indispensables pour détruire la pensée « endoxale »[37] et pour construire des nouveaux discours –, ce sont seulement des exemples de la machination qui lie Nietzsche à Barthes, en tant qu’intensités sur le plan découpé de l’histoire[38].

Le style fragmentaire barthésien et la construction de textes continuellement différents, dans lesquels Barthes met en jeu plusieurs forces et par lesquels prolifèrent de nombreux discours, représentent la production d’une machine de guerre possible : « un mouvement artistique, scientifique, “idéologique”, peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement »[39]. Cette « ligne de fuite », mouvement centrifuge par rapport aux « grandes contraintes sociales, […] activités codées par la société »[40], est l’expression de la puissance nomade de la pensée qui s’affirme à travers le style. Par exemple, le discours amoureux construit par Barthes à travers les images que le sujet amoureux parcourt et qui le scindent en fragments, ou la fabrication d’un texte[41] dans lequel Barthes même – en tant qu’homme et écrivain, en tant que « personnage de roman »[42] – se fragmente, sont la pratique d’un sujet qui se défait en se décodifiant et en détruisant ainsi chaque narration et chaque récit, et donc tous les codes : « Apprendre à défaire, et à se défaire, appartient à la machine de guerre : le “ne-pas-faire” du guerrier, défaire le sujet. Un mouvement de décodage traverse la machine de guerre »[43].

La recherche continuelle et exténuante du paradoxe – la construction de la pensée comme une production sans cesse de paradoxes – et la critique constante du savoir produit par la doxa (définie par Barthes comme opinion courante)[44] représentent cette volonté barthésienne de décodage en tant qu’arme de la puissance nomade de la pensée. L’élaboration du concept de Texte[45] est sans doute l’expression du même devenir-nomade de la pensée. À travers les images, les fragments, le constant devenir écriture et récriture de ses textes, le sujet-Barthes se constitue donc en tant que sujet explosé, désintégré et paradoxal et rejoint ainsi le sommet de l’intensité nomade :

 « Il y a précisément dans ces fragments du discours amoureux, d’un discours amoureux, une figure qui porte un nom grec, l’adjectif que l’on appliquait à Socrate. On disait que Socrate était atopos, c’est-à-dire « sans lieu », inclassable […]. Sans prendre parti sur le fait que je suis inclassable, je dois reconnaître que j’ai toujours travaillé par à-coups, par phases, et qu’il y a une sorte de moteur […] qui est le paradoxe. Quand un ensemble de positions paraissent se réifier, constituer une situation sociale un peu précise, alors effectivement, de moi-même et sans y penser, j’ai envie d’aller ailleurs. Et c’est en cela que je pourrais me reconnaître comme un intellectuel ; la fonction de l’intellectuel étant d’aller toujours ailleurs quand “ça prend” […]. Je me situe non pas du tout comme quelqu’un qui essaye de parvenir à l’originalité mais comme quelqu’un qui essaye toujours de donner une voix à une certaine marginalité »[46]

En conséquence, le paradoxe et le Texte sont peut-être deux des armes de la machine de guerre nomade dont Roland Barthes est expression. Le paradoxe et le Texte sont en effet figures du nomadisme et de la désintégration du sujet, termes de la guerre contre le pouvoir du savoir et de l’opinion courante, armes du décodage continuel des grandes narrations et des contraintes sociales. L’œuvre de fragmentation de la pensée, la création d’un mouvement constant vers un devenir-actif de la pensée, est la tentative barthésienne pour opérer la déconstruction d’une totalité close où le savoir est l’expression et la représentation d’un pouvoir sédentaire et donc oppressif. La pensée barthésienne est au contraire la production d’une différence et d’une alternative nomade :

 « L’image classique de la pensée, et le striage de l’espace mental qu’elle opère, prétend à l’universalité. En effet, elle opère avec deux “universaux”, le Tout comme dernier fondement de l’être […], le Sujet comme principe qui convertit l’être en être pour-nous […]. Dès lors, il est facile de caractériser la pensée nomade qui récuse une telle image et procède autrement. C’est qu’elle ne se réclame pas d’un sujet pensant universel, mais au contraire d’une race singulière ; et elle ne se fonde pas sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon comme espace lisse, steppe, désert ou mer […]. C’est toute la pensée qui est un devenir […], au lieu d’être l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout »[47]

La pensée en tant que nomadisme ; le devenir de la pensée en tant que « ligne de fuite » et décodage continu ; la désagrégation du sujet à travers les fragments ; la fragmentation de l’écriture en tant que destruction de la narration et guerre faite au pouvoir codifié de la langue ; la production constante de paradoxes en tant que tentative de se soustraire au contraintes linguistiques ; la pensée utilisée comme une machine de guerre nomade : c’est tout cela qui caractérise l’œuvre et les réflexions de Roland Barthes.

Bibliographie

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  2. VV., Nietzsche aujourd’hui ? 2. Passion, Paris, U.G.E., 1973.

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ID., Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1982.

[1] Cette expression est tirée du célèbre essai « Pensée nomade » présenté par Gilles Deleuze au colloque sur Friedrich Nietzsche de Cerisy-la-Salle en 1972 (cf. « Introduction. L’enseignement de Nietzsche » pp. 1-4). Cf. Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes 1953-1974, Paris, Minuit, 2002.

[2] Tous les exposés du colloque et les discussions qui les ont suivies, auxquels participèrent beaucoup d’intellectuels et de philosophes français, ont étés publiés en deux volumes en 1973. Cf. AA.VV., Nietzsche aujourd’hui ? 1. Intensités, Paris, U.G.E., 1973 ; AA.VV., Nietzsche aujourd’hui ? 2. Passion, Paris, U.G.E., 1973.

[3] Dans son intervention au colloque de Cerisy, intitulé « Pensée nomade », Gilles Deleuze se demande, pas sans donner des possibles réponses, « ce qu’est ou ce que devient Nietzsche aujourd’hui » [Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 351] et « qui son vraiment nos nietzschéens ? » [Ibid., p. 362].

[4] Cf. Georges Bataille, Sur Nietzsche, Paris, Gallimard, 1945.

[5] Cf. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962 ; Id., Nietzsche, Paris, PUF, 1965.

[6] Cf. Pierre Klossowski, « Nietzsche, le polythéisme et la parodie », dans Un si funeste désir, Paris, Gallimard, 1963 ; Id., Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969.

[7] L’expression « Nietzsche-renaissance » indique le phénomène de reprise et de relecture de Nietzsche opéré par les auteurs cités.

[8] L’invention de concepts inouïs est peut-être l’essence même de la philosophie : « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts » [Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Qu’est-Ce Que la Philosophie?, Paris, Minuit, 2005, p. 8].

[9] Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972.

[10] Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 352.

[11] Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1982, p. 184.

[12] Cf. Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit. pp. 351-364.

[13] Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit., pp. 361-362.

[14] « Nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose […], si nous ne savons pas quelle est la force qui s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle. Un phénomène n’est pas une apparence ni même une apparition, mais un signe, un symptôme qui trouve son sens dans une force actuelle » [Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 3].

[15] Cf. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

[16] Roland Barthes, Œuvres complètes (5 volumes), Paris, Seuil, 2002.

[17] Roland Barthes, « Culture et tragédie », dans Id., Œuvres complètes I – 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, pp. 29-32.

[18] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, dans Id., Œuvres complètes I, op. cit., pp. 169-226.

[19] Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Livre de Poche, 2013.

[20] Roland Barthes, « Culture et tragédie », dans Id., Œuvres complètes I, op. cit., pp. 31-32.

[21] Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 65.

[22] Ibidem.

[23] Pour ce qui concerne la terminologie philosophique employée cf. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit.

[24] Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, op. cit., p. 143.

[25] « Ma formule pour désigner la grandeur dans l’homme, c’est l’amor fati : que personne ne veuille rien autrement, ni en avant, ni en arrière, ni dans les siècles des siècles. Ne pas seulement supporter la nécessité, encore moins se la dissimuler […] mais l’aimer… » [Friedrich Nietzsche, Ecce homo, op. cit., p. 90].

[26] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1971, p. 214 (coursive du texte).

[27] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, dans Id., Œuvres complètes V – 1977-1980, Paris, Seuil, 2002.

[28] Au cours des années académiques 1974-1975 et 1975-1976, Roland Barthes tint à l’École pratique des hautes études deux séminaires sur le discours amoureux. Les notes et les écrits originels des cours rédigés par Barthes, et conservés à l’IMEC, ont été transcrits et publiés en 2007 par les Éditions du Seuil. Cf. Roland Barthes, Le discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études 1974-1976, Paris, Seuil, 2007.

[29] Roland Barthes, « Entretien », dans Id., Œuvres complètes V, op. cit., p. 415 (coursive du texte).

[30] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, dans Id., Œuvres complètes V, op. cit., p. 27 (coursive du texte).

[31] Roland Barthes, Le discours amoureux, op. cit., p. 699.

[32] Cf. Roland Barthes, Le discours amoureux, op. cit., pp. 333, 383-393, 424-426, 696-697.

[33] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 63.

[34] « Devant la manière dont nos sociétés se décodent, dont le codes fuient par tous les bouts, Nietzsche est celui qui n’essaie pas de faire du recodage […]. Au niveau de ce qu’il écrit et de ce qu’il pense, Nietzsche poursuit une tentative de décodage, pas au sens d’un décodage relatif qui consisterait à déchiffrer les codes anciens, présents où à venir, mais d’un décodage absolu – faire passer quelque chose qui ne soit pas codable, brouiller tous le codes » [Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 354].

[35] Gilles Deleuze, « Pensée nomade », dans L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 362.

[36] « Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement […]. Quelque chose se produit : des effets de machine, et non des métaphores » [Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 7].

[37] Cf. Roland Barthes, Le discours amoureux, op. cit., p. 459.

[38] « Le sujet-nietzschéen […] passe par une série d’états, et […] identifie les noms de l’histoire à ces états : tous les noms de l’histoire, c’est moi […]. Non pas s’identifier à des personnes, mais identifier les noms de l’histoire à des zones d’intensité sur le corps sans organes » [Gilles Deleuze ; Félix Guattari, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 28].

[39] Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 527.

[40] Roland Barthes, « Entretien », dans Id., Œuvres complètes V, op. cit., p. 415.

[41] Cf. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, dans Id., Œuvres complètes IV – 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, pp. 575- 771.

[42] Ibid., p. 577.

[43] Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 498.

[44] Le paradoxe comme moteur de changement des phases de travail est bien expliqué dans Roland Barthes par Roland Barthes : « DOXA/PARADOXA – Formations réactives : une doxa (une opinion courante) est posée, insupportable ; pour m’en dégager, je postule un paradoxe ; puis ce paradoxe s’empoisse, dévient lui-même concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe » [Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, dans Id., Œuvres complètes IV, op. cit., pp. 649-650].

[45] Pour la notion de Texte cf. Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », dans Id., Œuvres complètes III – 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, pp. 908-916, dont l’extrait suivant (pp. 908-909) : « De même que la science einsteinienne oblige à inclure dans l’objet étudié la relativité des repères, de même l’action conjuguée du marxisme, du freudisme et du structuralisme oblige, en littérature, à relativiser les rapports du scripteur, du lecteur et de l’observateur (du critique). En face de l’œuvre – notion traditionnelle, conçue pendant longtemps, et aujourd’hui encore, d’une façon, si l’on peut dire, newtonienne –, il se produit l’exigence d’un objet nouveau, obtenu par glissement ou renversement des catégories antérieures. Cet objet est le Texte ».

[46] Roland Barthes, « Entretien », dans Id., Œuvres complètes V, op. cit., pp. 398-399 (coursive du texte).

[47] Gilles Deleuze ; Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., pp. 469-470.


Philosophia 8/2014, pp. 49-59