Suspension, déshumanisation, hyperbole (Husserl, Fink, Richir). Radicalisations de l’épochè et paliers de concrescence

Pablo Posada Varela
Université Paris – Sorbonne. Bergische Universität Wuppertal

Abstract: This aim of this paper is to understand the correlation between some forms of epochè and the reduction they open to, which corresponds, each time, to a richer type of concreteness. Our approach of phenomenological concreteness is mereological (i.e. within the very terms of the 3rd Logical Investigation). Therefore, after remembering some basic concepts of the husserlian mereology, we exhibit the mereological structure of the natural attitude, shared by the Logical Investigations’ underlying ontology. We then dare a sort of mereological translation of the transition to transcendental phenomenology. After having set up the sense of a mereological reduction as the formal counterpart of the concrete forms of phenomenological reductions, we describe what is specific of the de-humanization and meontical reduction carried up by Eugen Fink in his 6th Cartesian Meditation. We, thereupon, show (by introducing to concept of transcendental misalignment) how and to what extent does the hyperbolic epochè (with its hypothetical invocation of an Evil Genius) introduced by Marc Richir open a new field of concreteness, newly structured in terms of multiple architectonical registers.

 pdf PDF      Keywords : concreteness, concrescence, whole, part, mereology, Husserl, Fink, Richir, epochè, phenomenological reduction, transcendental reduction, nothing but part, meontic reduction, hyperbolic epochè, architectonics, Evil Genius, transcendental misalignment.


I.Pour énoncer brièvement le projet d’étude des différentes types d’épochè, réductions, et paliers de concrescence

La réduction phénoménologique est cet acte paradoxal qui, commençant par une certaine Enthaltung (une abstention qui a aussi quelque chose d’une certaine abstraction) se renverse et re(con)duit l’expérience vers une plus grande intensité (sorte d’engagement transcendantal conscient, non aliéné) et une plus grande concrétion[1]. Notre pari herméneutique tient à penser cette concrétion dans les stricts termes fournis par la 3ème des Recherches Logiques de Husserl (d’ailleurs la recherche la plus oubliée de toute la bibliographie husserlienne) et la méréologie qui y est mise en jeu[2]. Qu’est-ce donc qui y est dit sur le « concret » et la « concrétude » ? Et qu’est-ce que cela nous dit, en retour, sur la réduction ?

En effet, c’est dans la mesure où, comme nous l’avons avancé dans des travaux antérieurs, la réduction est à penser comme un faire « concrétisant » (amenant à un accroissement en concrétudes, c’est-à-dire, à une con-cresncence du sens[3]), que la théorie des touts et des parties est à même d’éclairer en retour le propre de l’acte de réduction et des formes concrètes qu’il peut prendre : suspension (de la thèse de l’existence du monde), déshumanisation (ouvrant sur la méontique du transcendantal), ou hyperbole (décelant un transcendantal multistratifié).

C’est à ce propos que nous voudrions revenir sur ce que nous développons[4] depuis un certain temps afin d’expliciter la visée profonde du présent article. En fait, nous soutenons qu’il y a une corrélation entre épochè et réduction (à l’aune de ce que j’appelle « réduction méréologique », sorte de réduction formelle qui court sous les différentes formes d’épochè et de réduction). Ainsi, un certain type d’épochè (neutralité et suspension chez Husserl, déshumanisation chez Fink, hyperbole chez Richir) est corrélée à un certain type de réduction (réduction phénoménologique puis transcendantale chez Husserl, réduction méontique chez Fink, ou réduction architectonique chez Richir). Ces réductions successives doivent être comprises, en stricte observance philologique, non pas comme un quelconque rétrécissement de l’expérience (sens premier de « réduction »), mais bel et bien comme une re-con-duction (sens profond et étymologique de « réduction ») ouvrant, corrélativement, un certain champ de concrétudes. Ainsi, la réduction, moyennant l’Enthaltung de l’épochè qui la précède tour à tour, doit être comprise comme re-con-duction. Vers où ? Vers un certain champ de concrétudes. Penchons nous d’abord sur ce qu’il en est alors de l’épochè dans cette sorte de mouvement à trois termes (épochè, réduction, concrétudes) ?

Chaque radicalisation du mouvement dépochè représente un certain « passage à la limite » débouchant, tour à tour, sur un nouveau type d’expérience, autrement riche, c’est-à-dire, successivement enrichie en concrescences d’un genre chaque fois différent. Ainsi, chaque passage à la limite (sous la forme d’une épochè) donne donc sur un palier de concrétudes différent. Ces concrétudes nouvellement accessibles apparaissent comme inouïes depuis les paliers inférieurs (antérieurs aux passages à la limite subséquents). C’est d’ailleurs bien pour cela que, en un sens, il est inadéquat de parler tout simplement d’enrichissement du sens. Cela laisserait entendre qu’il y a une sorte de progression univoque. Or il n’en est rien dès lors que l’on passe, moyennant des passages à limite successifs, à un autre palier de concrescences. Il y a, justement, « passage à la limite » et une relative incommensurabilité entre les registres de concrescences. Il ne saurait donc y avoir une stricte continuité entre les concrétudes dégagées par la « neutralité ontologique » de la 1ère édition des Recherches Logiques et celles soulevées par la « suspension de la thèse générale de l’attitude naturelle » dans Ideen I. Déjà, comme on le verra, leur structure méréologique est différente : dans le premier cas, il s’agit de tous concrets appartenant à la région conscience, opposée à la région monde, et formés de moments abstraits relativement homogènes, surplombés par le tout de la réalité ; dans le second cas, il s’agit de touts corrélationnels complexes formés de moments abstraits ou parties absolument dépendantes qui s’avèrent fondamentalement non homogènes[5].

Ces touts corrélationnels seront, tout de même, hantés par le spectre du psychologisme transcendantal. La déshumanisation mise en œuvre par Fink joue, dans ce sens, comme une sorte d’excès contre-aperceptif supplémentaire sur la réduction transcendantale classique visant à assurer le caractère non mondain (non psychologique) du pré-être du transcendantal. Finalement, un passage à la limite subséquent advient avec ce tour de vis supplémentaire (par rapport et à la réduction transcendantale husserlienne, et à la déshumanisation finkéenne) que Richir met en jeu moyennant l’épochè phénoménologique hyperbolique. Pour ce faire, il usera de ce levier, tout à fait singulier, qu’est l’hypothèse du Malin Génie, étrange récupération de la vocation baroque et moderne de la phénoménologie qui, en fin de compte, gisait déjà au plus profond du concept husserlien de phénomène.

Voilà donc, brièvement énoncé, le projet général de recherche qui anime, tout aussi bien, les pages qui suivent. Il nous a semblé qu’il était nécessaire, à l’intelligibilité du sens profond de notre texte, de l’énoncer. Permettons-nous, afin de mieux présenter nos instruments de travail, quelques mises au point concernant la méréologie et ce que nous avons déjà appelé « réduction méréologique », sorte de dessein formel innervant cette succession de triades (épochè, réduction, concrétudes) représentant autant de radicalisations de l’expérience phénoménologisante, autant de gains en concrétudes.

II.Quelques mises au point méréologiques

La méréologie que Husserl déploie dans la 3ème des Recherches Logiques distingue plusieurs types de touts. Cependant, aux fins de la recherche que l’on entreprend, il nous intéresse d’en dégager deux types fondamentaux :

1.1. Nous avons, d’une part, les touts qui sont faits de parties pouvant, à leur tour, être des touts. Une chaise, par exemple, est composée d’un siège, d’un dos, de pattes, etc. chacune de ces parties pouvant être un tout à part entière, un tout ou une partie-tout pouvant donc subsister en dehors du tout « chaise ». Il s’agit des touts que Husserl appelait « morcelables », verstückbar[6].

1.2. C’est au rang du même genre de touts formés de touts (ou parties pouvant être des touts) que nous trouvons les touts catégoriaux. Il est important de noter qu’il s’agit de l’équivalent méréologique des ensembles de la théorie des ensembles. Le propre du tout catégoriel est de réunir sans égard à la nature de ce qu’il réunit ; or c’est justement le cas de la réunion de type ensembliste. Ainsi, l’ensemble ou tout catégoriel réunit des parties pouvant être des touts et, partant, pouvant former des sous-ensembles ne contenant qu’elles mêmes comme éléments, ou bien pouvant intégrer d’autres ensembles (ou touts catégoriaux). Bien plus que dans le cas des touts dits « morcelables », et dont les parties respectent une certaine Gestalt, les touts dits « catégoriaux » réunissent leurs éléments ou parties d’une façon entièrement arbitraire, sans égard à leur nature. Or cela est impossible, comme on le verra, quand on a affaire à des parties n’étant (rien) que des parties, ne pouvant donc pas être des touts. C’est leur nature de (rien que) parties qui leur impose de ne pouvoir être réunies n’importe comment.

  1. En effet, à l’opposé des touts catégoriaux (eu égard à cette question de l’arbitraire des parties composantes) nous trouvons ceux que Husserl appelle « touts au sens strict »[7]. Ce sont de touts formés par des parties ne pouvant pas, à leur tour, être des touts ; des parties qui, somme toute, ne peuvent être que parties. C’est bien pour cela que nous les avons parfois nommés des « rien que parties ». Husserl les nomme aussi « moments abstraits » ou « parties dépendantes » et même « absolument dépendantes ».

Hormis les exemples de Carl Stumpf concernant les moments abstraits d’un son (volume, hauteur, timbre etc.), Husserl invoque souvent les moments abstraits de la chose physique ou, plutôt, et pour être précis, du simple Phantom physique : couleur, forme, ou extension. Dans quel sens couleur, forme ou extension ne sont que des « moments abstraits » ou rien que parties ? Ils le sont tout simplement car il n’y a pas de couleur qui, pour exister, ne doive, en même temps, être étendue, tout comme il n’y a pas d’extension réellement existante qui ne soit colorée et ne possède telle ou telle forme. Autrement dit : il ne saurait y avoir, dans la région monde, des couleurs réellement existantes « se baladant » toutes seules. Toute couleur l’est, nécessairement, d’une extension, et cette extension colorée ou cette couleur étendue possède, à son tour, une forme. Toutes trois (couleur, forme, extension) sont des riens que parties, des parties absolument dépendantes dès lors qu’elles prétendent à leur propre concrétude. Leur concrétude n’insiste comme concrétude, ne s’épaissit comme concrétude qu’à immiscer une diffraction ou distorsion vers d’autres concrétudes. C’est ce que, mutatis mutandis, et évoquant une formule de Marc Richir, on pourrait appeler la « distorsion originaire » de la concrescence, distorsion dont toute concrétude véritablement phénoménologique se trouve immanquablement frappée.

Le concours de différents moments abstraits définit les régions, objets de l’ontologie matérielle. En écho à nos exemples, l’ontologie matérielle de la région « chose physique » dicte comme loi que toute chose physique doive avoir une forme, une couleur et une extension. C’est en vertu de certaines lois ontologiques matérielles (la version husserlienne du synthétique a priori) que la couleur concrète (tel espèce infime de bleu), pour être, ou même pour apparaître (sous la forme d’un Phantom, donc même en deçà de toute causalité) doit « entrer en concrescence » avec d’autres rien que parties ou moments abstraits. La croissance en être, l’advenue à l’être et, bien avant, l’advenue à la phénoménalité (puisqu’il y va là de contraintes touchant la « simple représentation », donc l’apparaître en régime de neutralité) de chaque moment abstrait (telle couleur) requiert de croître avec (cum-crescere) d’autres moments abstraits (telle ou telle forme concrète, telle ou telle extension), fondant ainsi un tout au sens strict[8]. Ce tout appartient à une région (par exemple la région « chose physique ») dont les lois commandent désormais les concrescences entre parties nécessairement à l’œuvre dans les touts propres à ladite région. Encore une fois : toute chose physique doit avoir une couleur, une forme et une extension. Les lois des a priori matériels qui organisent les régions correspondent à des généralisations eidétiques de cas particuliers de concrescence. Ces généralisations sont le fait d’abstractions idéatrices dégagées par variation eidétiques. Bien entendu, il ne s’agit en aucun cas d’inductions.

Si l’on se rapporte à la région conscience, on retrouve aussi des touts au sens strict, des touts fondés dans (et exclusivement de) la concrescence de leurs parties. Ce sont, on l’aura compris, les touts qui intéressent la phénoménologie, car c’est à l’aune de ce genre de dépendances méréologiques que le phénoménologue est à même de dégager des a priori matériels, c’est-à-dire, des lois dictées par les espèces et genres purs[9]. Ainsi, ce tout relativement indépendant qu’est un acte intentionnel comporte lui aussi des moments abstraits ou parties concrescentes. Lesquelles ? Celles que la 5ème des Recherches Logiques s’attelle à dégager avec tellement de soin (après que les 1ère et 2nde Recherches aient servi à isoler la spécificité de l’objet analysé lui-même, à savoir, l’acte intentionnel, dans son rapport intime à la signification). Tout acte intentionnel se compose donc de certaines parties qui ne peuvent se phénoménaliser concrètement qu’à condition d’entrer en concrescence avec d’autres parties, tout aussi dépendantes : nous y dénombrons une hylè, une matière intentionnelle (le sens de la référence, la façon dont l’objet est visé, dont l’acte intentionnel se rapporte à lui), une forme d’appréhension (perception, imagination, souvenir, visée signitive) et une qualité (posante, neutre). Chacune de ces parties est désormais une rien que partie, un moment abstrait sur lequel il y a lieu de faire des variations. C’est à l’aide de ces variations qu’apparaîtront peu à peu des lois matérielles définissant telle ou telle région ontologique.

Ce que, en toute généralité, nous avons appelé « réduction méréologique » consiste en une reconduction de toute partie supposément indépendante en une rien que partie en concrescence avec d’autres rien que parties. C’est ainsi que se phénoménalisent les concrétudes phénoménologiques. Les passages à la limite en quoi consistent les différentes formes d’épochè constituent autant de façons de déployer ce dessein formel qu’est la « réduction méréologique », et qui, osant des possibles disjonctions entre parties, cherche à re-phénoménaliser les concrescences. La réduction phénoménologique porte l’apparaître à sa détresse ontologique de façon à voir poindre, sous les auspices de la concrescence, des agencements propres, quant à eux, de la phénoménalité, du phénoménologique comme tel : sorte de consistance proto-ontologique se tenant au seuil de toute ontologie. Voilà l’un des traits de cette plus-value que la méréologie charrie aux fins de déployer une phénoménologie dans sa spécificité proto-ontologique ou, du moins, se tenant en deçà de toute ontologie.

III. Méréologie de la corrélation transcendantale

La finesse et lucidité des analyses de la 5ème Recherche n’est explicable qu’en vertu de la neutralité ontologique caractéristique de l’analyse phénoménologique. Cependant, malgré les percées que nous venons de citer à titre d’exemples, l’ontologie sous-jacente des Recherches Logiques dans sa 1ère édition correspond, bon an mal an, à ce que Husserl appellera plus tard « attitude naturelle ». En effet, pour les Recherches Logiques dans leur 1ère édition, le concret absolu reste bel et bien le monde. Le tout du monde « contient » deux régions : la région des objets (des objets intentionnels) et la région conscience elle-même. Il n’est pas inutile de rappeler que les objets intentionnels restent en dehors de l’analyse phénoménologique. La phénoménologie (ou psychologie descriptive) s’occupe de la région conscience. C’est bien pour cela qu’elle est encore, pour le cadre des Recherches Logiques, une « science régionale ». Rien à voir avec ce qu’elle sera, par exemple, dans Ideen III. Conscience et objets mondains constituent deux étants ou touts « relativement indépendants ». Il n’y va aucunement de deux rien que parties ou parties dépendantes.

Ainsi, et malgré la finesse analytique dont Husserl fait preuve, les vécus, dans les Recherches Logiques, restent tout de même aperceptivement découpés. Tout bien réfléchi, ils appartiennent au monde au même titre que leurs objets intentionnels. Leur appartenance au monde répond au fait qu’il s’agisse, en fin de compte, de « vécus psychologiques » (et non pas, justement, « transcendantaux », comme il sera le cas, bel et bien, depuis les Ideen). Les vécus analysés par les Recherches Logiques sont, en un sens, dépourvus de profondeur ; et ce, tout simplement parce que leur fond ultime est le monde. Bien que leur mode de donation soit tout autre, ils partagent, avec les événements purement extérieurs engageant des objets (pouvant devenir « objets intentionnels », donc pouvant être visés), un même axe de coordonnées spatio-temporelles.

Quelle est donc la différence proprement méréologique entre les vécus psychologiques (appartenant à la région conscience) et leur Nuanzierung transcendantale ? Quel est au juste ce tour ou détour qui, de vécus psychologiques, les fera apparaître – i.e. se phénoménaliser – comme vécus transcendantaux ? Les vécus dits « transcendantaux » paraissent se tenir en deçà de toute aperception psychologisante (et, partant, mondanisante). Qu’est-ce à dire et comment cela « se fait-il » ? Quelle est la structure méréologique qui préside à cette mystérieuse transition ? Autrement dit, comment cerner, méréologiquement, le passage à la phénoménologie transcendantale qui commence à s’opérer aux environs de 1905 (avec les Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps), commence à s’énoncer vers 1907 (avec L’idée de la phénoménologie) et se consolide en 1913 (avec les Ideen I) ?

Husserl ne fera que pourvoir une rigoureuse traduction méréologique de l’intuition fulgurante de l’apriori de corrélation, source intarissable d’étonnement tout sa vie durant. Ainsi, il sera amené à penser cette corrélation précisément comme un tout au sens strict (§ 21 de la 3ème Recherche Logique), ce qui revient à penser chacune des parties de ce tout qu’est l’apriori de corrélation, chacune de ses instances concrètes (les vécus transcendantaux) comme un tout formé de rien que parties ou parties absolument dépendantes les unes des autres.

L’absolue dépendance entre les parties suppose, en même temps, l’évidement et résorption absolues de tout supposé « lieu » ou tiers englobant contenant la corrélation elle-même. En fait, la corrélation transcendantale n’est posée nulle part. Elle est le lieu de toute position (ou suspension). Il est ainsi fait fi, de par cette révolution méréologique, de ce tiers englobant qu’était le monde. Non pas que cela suppose la disparition du monde. Bien au contraire, on assiste, pour qui sait voir phénoménologiquement, à un approfondissement de son sens. Approfondissement de son sens phénoménologique dès lors qu’il sera à trouver, désormais, et quelque paradoxal que cela puisse paraître, au sein de la corrélation, et au plus profond de celle-ci. La traduction méréologique de l’apriori de corrélation est sans appel : toute expérience est expérience de quelque chose, et tout objet est objet pour une expérience.

C’est bien pour cela que la conscience n’est plus une Region face à la région monde. Elle est, à partir d’Ideen I, une Urregion « contenant » déjà le monde comme corrélat. D’aucuns auront souvent reproché à Husserl de sombrer dans l’idéalisme, et de porter ainsi atteinte à l’altérité du monde. Or le sens « idéalisme transcendantal phénoménologique » est d’un tout autre ordre, nullement opposé au réalisme métaphysique. Il renvoie d’ailleurs dos à dos réalisme et idéalisme métaphysiques[10]. Bien au contraire, considérer ce qui est de l’ordre du monde comme une rien que partie de la corrélation transcendantale (comme tout au sens strict) revient à la plus concrète légitimation (au sens phénoménologique) de son altérité. Observer cette dépendance absolue de la rien que partie monde déclenche la phénoménalisation la plus rapprochée de son irréductible altérité.

Dès lors, l’intentionnalité n’est plus un rapport entre deux étants (entre deux touts indépendants) mais un « rapport » intrinsèque entre deux parties dépendantes : vie et monde (comme « abîmes non confondus », pour reprendre une expression de Marc Richir). C’est ce que Husserl nommera Abgrund des Sinnes. Il y a un abîme de sens entre la partie concrescente « monde » et la partie concrescente « vie » et, pourtant, ils apparaissent indissociablement dans un même tout, à savoir, le tout du vécu transcendantal (au sens large, donc contenant son corrélat). Husserl s’exprime en ces termes :

« Sans doute à l’être immanent ou absolu et à l’être transcendant on peut appliquer les mots « étant » (Seiende), « objet » (Gegenstand) : ils ont bien l’un et l’autre leur statut de détermination ; mais il est évident que ce qu’on nomme alors de part et d’autre objet et détermination objective ne porte le même nom que par référence à des catégories logiques vides. Entre la conscience et la réalité se creuse un véritable abîme de sens [Abgrund des Sinnes] »[11].

Toutefois, il y a un abîme supplémentaire, cette fois-ci au sein de la partie « vie transcendantale » de la corrélation. Il s’agit de l’abîme ouvert, lors de la réduction phénoménologique, par le spectateur transcendantal, ou par de ce(lui) que Fink nomme « moi phénoménologisant ». Cet abîme ou fente – Fink parle de Kluft – se creuse donc au sein de la partie concrescente « subjectivité transcendantale » du fait du contremouvement du moi phénoménologisant. Le caractère abyssal de cette Kluft atteste de la radicalité (qui est, justement, celle de réduction) avec laquelle le moi phénoménologisant se sépare de la vie transcendantale. Il s’en sépare, certes, mais sans que, pourtant, la mêmeté d’être entre le moi phénoménologisant et le moi transcendantal n’en soit complètement rompue. Il s’agit d’un rapport d’altérité dans une identité d’être nous dira Fink. Autrement dit : l’identité ou mêmemeté du pré-être du transcendantal est maintenue malgré une certaine différence d’être, malgré le fait que le (contre)mouvement du moi phénoménologisant n’aille justement pas dans la direction de la constitution du monde.

Une fois avons-nous établis et situés méréologiquement ces deux abîmes (l’un d’eux se creusant entre les deux parties concrescentes principales du tout du vécu transcendantal, l’autre au sein de la partie concrescente « vie transcendantale », et séparant la subjectivité transcendantale constituante du moi phénoménologisant), nous comptons désormais les outils nécessaires pour aborder les parages phénoménologiques ouverts par la déshumanisation finkéenne et l’épochè hyperbolique richirienne.

  1. Précis sur le faire phénoménologisant : nihilisation et concrescence (ou épochè et réduction)

Quel est l’apport, en termes de concrescences, de cette fente ou Kluft au sein de la vie transcendantale ? À quelle situation d’analyse ouvre cet excès contre-aperceptif supplémentaire qu’est la déshumanisation finkéenne ?

Certes, le panorama d’indétermination qui s’ouvre depuis la Kluft phénoménologisante au sein de la partie concrescente « vie transcendantale » est vertigineux. Mais il faut bien s’aviser sur cela qu’il est pourtant bien loin du fait d’une simple fusion ou confusion. Autrement dit, les irréductibilités en concrescence (au sein du vécu transcendantal) sont bel et bien là, elles se pressentent, mais elles sont tellement profondes qu’elles apparaissent au moi phénoménologisant comme une empiétement originaire vie-monde dont le caractère prétendument foncier, supposément originaire ne relève, au fond, que d’un effet architectonique, ou, si l’on veut, d’un effet de perspective architectonique.

Cet empiétement, non discernable de facto du point de vue du moi mondain, est bel et bien discernable de iure ou, si l’on veut, susceptible d’être incarné de façon inhumaine, sous stricte condition de déshumanisation. Voilà, justement, la radicalité que Fink fait subir, et ce en toute conséquence, au mouvement de réduction phénoménologique classique et de provenance husserlienne. Voilà l’une des spécificité en quoi consiste le « tour de vis » supplémentaire qu’il fait subir à la réduction phénoménologique husserlienne. En fait, selon Fink (mais restant fidèle, au fond, à l’esprit de la phénoménologie husserlienne), la réduction ne saurait se compter parmi les possibilités humaines. Elle est pourtant vécue ; et elle a lieu, comme contre-mouvement phénoménologisant, au sein de la vie transcendantale. L’empiétement vie-monde se présente pourtant comme inextricable, comme une donnée phénoménologique première. Elle n’est que le fait de la différence, architectonique, entre le moi phénoménologisant (situé dans le registre des présents lors de l’entame de son contremouvement) et la vie transcendantale constituante, plus archaïque[12]. Ce qui a l’air d’un fait ontologique ultime[13], n’est qu’un mirage architectonique[14]. À quelle expérience de pensée ouvre ce passage à la limite qu’est la déshumanisation ? Quelle est, à vrai dire, la situation phénoménologisante après l’épochè déshumanisante, et comment s’entame la réduction méontique (au et dans le pré-être du transcendantal)?

Il vient que le moi phénoménologisant se trouve soudainement noyé dans une touffe de vie transcendantale où point le monde comme phénomène, c’est-à-dire, le monde dans son altérité d’abord (et concrètement) phénoménologique. Le moi phénoménologisant s’essaye donc, de son contremouvement, à des disjonctions entre parties[15], et ce de façon à en brusquer les concrescences. Il ne tient pourtant pas le bord de ces rien que parties. Il est loin de disposer d’une position de survol par rapport aux parties (qui les manifesterait dans leurs touts, fondés avec le concours, concrescent, d’autres parties). C’est bien en cela que le moi phénoménologisant n’a jamais affaire aux touts, mais bel et bien à des rien parties aux concrescences inopinées, fondant (au sens que Fundierung prend dans la 3ème Recherche Logique) des touts à hauteur desquels il ne saurait se hausser, et dans lesquels il est, pour une part, pris à partie.

Le moi phénoménologisant, noyé dans une sorte de « forêt vierge phénoménologique » (l’expression vient sous la plume de Husserl au tout début des Londoner Vorträge), essaye, par sa rétraction (par une sorte de kinesthèse phénoménologisante qui est, au même temps, kinesthèse architectonique[16]), d’exposer les rien que parties les unes aux autres, de déclencher cette sorte de gravitation phénoménologique qu’est la concrescence. Les leviers méréologiques employés vont affiner cette concrescence. Elle n’appert qu’au risque de statuer des différences entre parties où se dessine cette crête fondamentale des concrescences qu’est l’Abgrund des Sinnes lui-même, mais sans que l’on sache trop bien départir le monde de la vie, touts deux abyssaux (en écho à l’expression de Marc Richir s’y réfère comme à « deux abîmes non confondus »[17]).

Départir les parts (1) pour remettre en mouvement la concrescence (2) à des registres toujours plus profonds (3), voilà une façon de consteller épochè (1), réduction phénoménologique (2) et, si l’on veut, réduction architectonique (3). Si l’on s’en tient au premier terme de cette suite, il n’est pas absurde de considérer l’épochè elle-même comme une sorte de proto-levier prêt à être investit, ensuite, par les leviers proprement méréologiques, à savoir, les concepts de tout et de parties, et autres éléments de l’ontologie formelle. A vrai dire, force est de constater que la phénoménologie est truffée de ces « nihilisations » provisoires amenant une plus grande concrétude, comme on avait signalé dans les toutes premières lignes de ce travail. Il y a lieu, en tout cas, de les suivre à la trace, comme nous l’avons déjà suggéré.

En effet, déjà dans les Recherches Logiques, et malgré les remarques à l’endroit des présupposés ontologiques sous-jacents, proches, finalement, de la méréologie de l’attitude naturelle, il est question d’une neutralité ontologique et d’une absence de présupposés. C’est ce qui ouvre l’analyse phénoménologiques des vécus à certaines percées indéniables, et que nous avons évoquées. Rappelons que l’« analyse phénoménologique » entendue au sens des Recherches Logiques dans leur première édition correspond à une analyse se bornant à la région conscience et aux composantes de l’immanence réelle. Malgré les erreurs soulignées, on retrouve cette structure de kinesthèse phénoménologisante qui, moyennant une sorte de passage à la limite (c’est, structurellement, ce que fait l’épochè), arrive à gagner un champ de travail où se déploie, formellement, la réduction méréologique, c’est-à-dire, cette re-con-duction de toute partie supposément indépendante à une rien que partie, à une partie dépendante devant, pour être concrète (pour être concrétude) entrer en concrescence avec d’autres parties. Ce déploiement, ouvert par ce proto-levier qu’est l’épochè elle-même (sous ses diverses formes, y compris sa forme hyperbolique), s’essaye donc (dans ce que nous avons désigné parfois comme une sorte de proto-variation eidétique[18]) à des disjonctions entre parties afin d’en traquer les concrescences multiples. Or il est à noter qu’oser de telles disjonctions s’avérerait impossible du tout au tout sans ce premier désengagement phénoménologisant. Une rétraction, sous la forme d’une nihilisation, rompt une certaine résistance aperceptive pour gagner, tour à tour, un champ où la réduction méréologique puisse se déployer. Or voilà que la région conscience atteignant certaines limites descriptives, d’autres formes d’épochè sont mises en chantier de façon à ouvrir de nouvelles carrières à la réduction méréologique.

À bien y penser, le couple épochè-réduction est une sorte de négatif de la constitution anonyme et naturelle par aperceptions et positions successives dans le tout englobant du monde. En fait, l’épochè engage le processus inverse. Elle désamorce par contre-excès la structure d’excès aperceptifs (par emboîtements successifs) par où va se bâtissant l’attitude naturelle. Elle constitue, en un sens, une sorte de contre-aperception, d’excès inversé (ce qui manifeste, encore une fois, la plus-value de la méréologie). Cet excès ne sera repris que par après, dans le mouvement de la réduction (pour s’y intégrer comme simple « moment » abstrait). Fink s’en explique de façon saisissante dans ce magnifique passage tiré du 2ème tome de la Sixième Méditation Cartésienne. Et il est remarquable que la méréologie soit aussi opératoirement utilisée en théorie transcendantale de la méthode (et non seulement en théorie transcendantale des éléments), c’est-à-dire, dès lors qu’il est question des « actes » méthodiques (tels l’épochè et la réduction) :

« L’épochè phénoménologique, en conduisant à la réflexion transcendantale, clôt son premier stade, par principe seulement préparatoire. Mise en scène au départ comme mise entre parenthèses universelle du monde, elle semblait avoir l’autonomie d’une attitude fondamentale spirituelle et autarcique. La tâche pour celui qui médite de se mettre lui-même hors circuit conduit au revirement de la direction thématique non-réflexive de l’épochè en une attitude réflexive. L’épochè perd alors en même temps l’autonomie d’un habitus spirituel autarcique : elle devient un simple moment structurel de la réflexion transcendantale. »[19]

On distinguera donc un premier moment d’abstention, de désintéressement, pouvant tout aussi bien prendre cette forme d’excès contre-aperceptif en quoi consiste l’hypothèse de l’annihilation du monde, et dont la prétendue autonomie revire soudainement en dépendance structurelle et intégration, comme moment, au sein d’un mouvement plus ample (celui de la réduction en question : transcendantale, méontique ou architectonique). Au rang de ces excès contre-aperceptifs sitôt repris dans un mouvement de réduction est à placer le pur contremouvement de dégagement du spectateur transcendantal ou moi phénoménologisant.

Se désengager de la vie transcendantale constituante permet, au fond, de mettre en lumière des concrescences encore plus profondes, recouvertes par des fausses corrélations intramondaines, par des corrélations faussement transcendantales qui continuent de se mouvoir sur le terrain du monde. En d’autres mots, c’est comme si, de son désengagement, le moi phénoménologisant libérait des concrescences absconses, comme si, de son écart, depuis cette Kluft, le moi phénoménologisant dégageait un espace de constitution non encore entamé par des aperceptions mondanisantes. C’est là, nous croyons, le fond de toute la problématique finkéenne, et qu’il nous convient d’aborder car elle nous permettra ensuite de mettre en lumière le propre de ce passage à la limite supplémentaire en quoi consiste l’épochè phénoménologique hyperbolique, et qui aurait tout aussi bien pour vocation d’ouvrir la réduction à un terrain encore plus vaste, fait de concrescences encore plus profondes et scellées.

  1. La problématique finkéenne. Déshumanisation et empiétement mondanisant

Toute la problématique finkéenne se joue dans la difficulté de cerner l’Abrgund des Sinnes dans sa pureté, voire de le situer correctement depuis cette matrice de déshumanisation qu’est cette Kluft creusée au sein de la partie concrescente « vie transcendantale ». Lisons un passage des textes complémentaires à la Sixième Méditation Cartésienne qui pose le problème d’une façon tout à fait poignante :

« Le se-savoir-inséré-dans le monde appartient déjà au sens de l’ « expérience interne ». L’intériorité ou sphère d’immanence d’un moi est de prime abord une intériorité qui se trouve dans le monde. Ce qui apparaît déjà quand l’on réfléchit sur la spécificité méthodique de la problématique psychologique. Même si je questionne ma propre intériorité psychologique, je questionne une partie du monde, un domaine mondain. On a ainsi toujours conscience du monde comme de l’unité empiétante de la transcendance et de l’immanence. L’ « intérieur » de l’expérience interne ne transcende absolument pas le monde, c’est au contraire un « intérieur » immanent au monde, opposé à la totalité de tous les objets « transcendants », immanents eux aussi au monde »[20].

En effet, le phénomène transcendantal « monde » est ce corrélat extrêmement complexe qui inclut le moi d’expérience humaine et son monde (ou, si l’on veut, son rapport naïf au monde). Pour le dire autrement, la déshumanisation phénoménologisante correspond aussi à une levée de la différence subjectivité – monde là où le moi mondain aurait tendance à la placer. Or l’Abgrund des Sinnes n’est pas là où le moi humain, psychologique, mondain, le prétend. Corrélativement, la vie transcendantale n’est pas là où le moi psychologique sent sa différence d’avec le monde. Et c’est bien pour cela qu’il faut une réduction ; une réduction qui fasse, presque littéralement, « la part des choses », et ce suite à (et grâce à) l’excès contre-aperceptif de la déshumanisation, sorte de proto-levier servant à débloquer les aperceptions mondanisantes sédimentées afin de remettre en jeu la concrescence.

C’est justement la radicalité de la différence phénoménologisante qui, par une sorte d’effet de cascade inverse, va tirer le moi transcendantal hors de sa mondanisation, va le tirer hors de son recouvrement aperceptif. Recouvrement aperceptif depuis lequel ont lieu des pseudo-concrescences qui, pour le dire ainsi, tournent court, empêchées qu’elles sont de se déployer. Empêchées dans leur déploiement elles le sont car elles se trouvent, en fin de compte, sur fond de monde, encadrées, cadrées et recadrées par l’inclusion et l’appartenance. Ce n’est qu’à réduire ces aperceptions, à ôter la concrescence de tout sol de monde (elle n’en a pas besoin car c’est exclusivement à la concrescence que revient la Fundierung), que se reconfigureront les concrescences proprement transcendantales, lancées par la déshumanisation, et ne prenant pas le faux détour d’une subjectivité psychologique, détour faussement accessible, faussement immédiat, faussement évident. C’est ainsi que l’Abgrund des Sinnes sera placé de façon correcte et que, partant, la subjectivité psychologique passera, contre toute apparence naturelle, du côté de la partie concrescente « monde ».

Or, à bien y réfléchir, il faut avouer que la puissance phénoménologisante reste, en un sens, énorme et, en principe, infaillible. À vrai dire, il y a, dans tout cela, un certain optimisme chez Fink, et dont nous pouvons dénombrer les aspects – et présupposés – que voici:

  1. En tout premier lieu, le phénoménologiser, dans sa rétraction, est toujours sûr de fouler un sol transcendantal, donc de retrouver le Vorsein du transcendantal. Qui plus est, il est sûr de le retrouver non investit aperceptivement. Ainsi, on dira, quant à sa différence d’avec le transcendantal : qu’elle (1) n’est pas trop grande, car autrement il pourrait se dévoyer dans son chemin de différentiation, et ne pas retomber sur les rails du transcendantal, tout en étant (2) suffisamment grande pour réveiller le transcendantal de toute aperception, donc pour le ramener à son être, c’est-à-dire, à son Vorsein. Autrement dit, chez Fink la déshumanisation réductive se paye toujours d’une re-transcendantalisation.

S’il est vrai que la déshumanisation suspens, depuis l’exposant phénoménologisant, la mondanéisation ou l’incorporation du transcendantal dans l’être du monde afin de la remettre en jeu, elle ne suspens pourtant jamais, de son contremouvement phénoménologisant, l’incarnation de celui-ci, c’est-à-dire, l’incarnation du moi phénoménologisant dans le pré-être du transcendantal. Or – pouvons-nous avancer pour la clarté de l’exposé et de son itinéraire – c’est exactement cette suspension que va oser l’épochè hyperbolique que mettra en place Richir, et que fait, ne serait-ce qu’un instant, le doute hyperbolique cartésien (en convoquant le Malin Génie ou en usant de l’hypothèse du Malin Génie justement comme levier supplémentaire et inouï).

  1. Un aspect supplémentaire, lui aussi plus ou moins présupposé par Fink, pourrait s’énoncer comme suit : il y a, bon an mal an, une certaine unité du Vorsein du transcendantal. Mon transcendantal est un (laissons de côté la question de la pluralité monadologique, qui répond à une autre échelle d’analyse), et le spectateur phénoménologisant y a univoquement part. Sa différence d’être ne menace jamais l’unité du pré-être du transcendantal ni son appartenance à celui-ci. Certes, la différence phénoménologisante d’avec le transcendantal donne au Dabeisein phénoménologisant un certain aspect fantomatique ou, pour le moins, virtuel, mais sans que sa différence ou virtualité ne risque jamais une effraction ou éviction, un destin de non re-transcendantalisation après déshumanisation ou après contremouvement.

Permettons-nous d’avancer que cette unité du Vorsein transcendantal sera rompue par l’architectonique entendue en un sens plus radical que Fink : comme multistratifications relativement autonomes du transcendantal lui-même (et non pas comme simples étapes d’un même processus de constitution, comme couches constitutives d’un même monde).

Notons deux derniers points concernant la phénoménologie constructive qui, en un sens, confortent les deux présupposés précédents (présupposés qui seront, on l’aura deviné, mis à mal par l’épochè phénoménologique hyperbolique) :

  1. Bien entendu, et malgré cette unité du Vorsein, il y a des constitutions enfouies à tout jamais. En d’autres mots, les « bords » du Vorsein ne sont pas présents. Ce sont des parties du transcendantal absconses, ne pouvant plus tomber sous le regard du moi phénoménologisant. C’est précisément aux limites du Vorsein que se situent les thèmes de celle qui Fink appellera « phénoménologie constructive » : les problèmes de la naissance et de la mort mobilisant les extrêmes du Vorsein, tout comme les problèmes ayant trait à l’Histoire de la constitution, concernant, cette fois-ci, la totalité du Vorsein constituant (en fait, l’intersubjectivité transcendantale), avec son corrélat constitutif (le monde, dans son devenir constitutif, ou le corrélat global de l’histoire transcendantale constituante).

La phénoménologie constructive est, comme nous le savons, l’équivalent de la dialectique transcendantale kantienne. Rappelons que Fink monte l’architectonique de sa Sixième Méditation Cartésienne sur ce parallélisme, brillant, avec la Critique de la Raison Pure de Kant. Or – permettons-nous une fois de plus une légère avancée ou éclaircie aux fins de la clarté de notre exposé – c’est la multistratification du transcendantal mise en lumière par ce passage à la limite supplémentaire qu’est l’épochè hyperbolique qui, encore une fois, changera complètement la donne. Dans ce cas précis, cette multistratification (on abordera bientôt la façon dont il convient de la saisir) modifiera la façon dont la « dialectique transcendantale » in-siste sur la vie de la conscience: sa diachronie se fera sentir comme constamment synchrone. Ainsi, nul besoin, comme on le verra, de se porter aux bords de la vie transcendantale constituante : l’abyssal hante de partout la vie transcendantale. Le supposé « continu » transcendantal est troué de porte-à-faux insistant dans le sens de la verticale, et selon des implications certes aussi constitutives mais d’un genre tout à fait autre que les implications d’horizons. Il y va d’implications, comme on le verra, proprement architectoniques.

  1. En toute conséquence, le contremouvement phénoménologisant, en régime de phénoménologie constructive, ne peut donc pas prendre son essor auprès de son thème. Il n’y trouve plus son essor ou son appui pour entamer son contremouvement de façon assurée. Le moi phénoménologisant n’est plus, quant aux thèmes de la phénoménologie constructive, et comme on dit en français, « bien sur ses appuis ». Ces appuis – les thèmes de la phénoménologie constructive auprès (Dabei) desquels il essaye de se tenir – ne sont plus sous ses pieds. Ainsi, il ne peut pas être le Dabei sein de certains pans de vie transcendantale se tenant aux bords extrêmes du Vorsein, tels la naissance ou la mort, foncièrement non actualisables. Cependant, le moi phénoménologisant se tient toujours dans une certaine unité d’être avec ces pans de vie transcendantale, fussent-ils enfouis. Fink ira même jusqu’à admettre une « préséance » de l’actualité phénoménologisante constructive par rapport à son thème, certes non donné, mais appartenant à ce même Vorsein auquel le moi phénoménologisant, malgré sa différence, a univoquement part. Ainsi, il nous dit :

« Même si la vie constituante du monde donnée par la réduction dans l’actualité transcendantale, par le projet constructif de son moi phénoménologisant originairement établi par elle, s’installe également dans des enchaînements d’être transcendantaux qui se situent par principe au-delà de l’attestation réductive, même si elle se relativise ainsi elle-même, par exemple en tant qu’épisode placé dans l’histoire ouverte de la vie transcendantale, – toute la réalité transcendantale effective proprement dite se situe pourtant dans la sphère, donnée de manière réductive, de l’être transcendantal. Et dans la mesure où le spectateur phénoménologisant dans la phénoménologie constructive a part, à sa manière propre, à l’actualité effective, dans la mesure où, en revanche, son objectité thématique n’y a pas part, l’être du spectateur phénoménologisant précède à un certain égard l’être de son thème « construit ». Déterminer le sens plus précis de cette « précession » forme la problématique fondamentale de la théorie transcendantale de la méthode référée à la phénoménologie constructive. […] Nous ne tenons fermement que le problème fondamental : la question du sens interne du rapport de l’activité phénoménologisante « constructive », distinguée par la préséance d’être de l’existence transcendantale actuelle (donnée), à son objet qui n’a pas part à la même préséance d’être »[21].

C’est cette préséance du phénoménologiser que l’épochè hyperbolique viendra, tout aussi bien, suspendre[22]. Voyons de près ce qu’il en est, et retraçons tous ces contrepieds (par rapport à la façon finkéenne d’aborder les problèmes) que nous avons, pied à pied, annoncés.

  1. Variations sur la prise en hyperbole du moi phénoménologisant

Si chez Fink c’est le rapport entre le moi mondain et le moi transcendantal qui est mis en suspens, l’excès du moi phénoménologisant servant à déshumaniser le moi transcendantal pour retrouver le rapport vie-monde à son juste niveau de concrescence (et, partant, situer correctement l’Abgrund des Sinnes transcendantal), chez Richir c’est ce qui n’est jamais mis en doute par Fink qui sera, enfin, mis en suspens. À savoir, et comme nous l’avions annoncé, le fait, désormais présupposé, que le moi phénoménologisant doive, dans son mouvement de rétraction, nécessairement morde sur le Vorsein du transcendantal. Il est très difficile de cerner ce qu’est l’épochè phénoménologique hyperbolique, et nous ne pouvons l’approcher qu’à oser plusieurs formulations, dont cette toute dernière. Nous ne pouvons cerner la spécificité du mouvement de l’épochè hyperbolique qu’en démultipliant les angles d’attaque.

Aussi pouvons-nous poursuivre nos variations quant à ce qui se joue dans l’épochè hyperbolique en l’approchant dans les termes suivants : chez Fink c’est le lieu de l’Abgrund des Sinnes, scandant la concrescence transcendantale, qui fait problème et qui doit être retrouvé et rescapé de maints recouvrements et falsifications aperceptives. Rescapé, il l’est depuis cet excès de contremouvement qu’est la deshumanisation, et qui opère depuis cette Kluft au sein de la vie transcendantale. Chez Richir, néanmoins, c’est non seulement l’Abgrund des Sinnes qui devient glissant et introuvable, mais c’est déjà, et ce au plus près du contremouvement phénoménologisant, au cœur même du phénoménologiser, le lieu de la Kluft phénoménologisante (au sein de la partie concrescente « vie transcendantale ») qui se trouve saisi d’un flou irréductible. Qu’est-ce que cela amène comme conséquences ? Quelles indéterminations inouïes se déclenchent et quelles phénoménalisations, autrement concrètes, commencent à s’y pressentir ?

Il en découle une remise en cause de la justesse de la différence phénoménologisante et de la prétention du moi phénoménologisant à se trouver de l’autre côté de cette Kluft, à être vraiment contremouvement et pas un mouvement constituant entre les autres. Le doute hyperbolique ne porte pas sur le fait qu’il y ait une telle Kluft – puisque l’épochè elle-même, le fait même de poser le problème, en est la confirmation – mais sur le fait que le phénoménologiser, dans son actualité, dans son incipit, soit bel et bien en deçà de cette Kluft, que ce soit bel et bien lui ou nous-mêmes comme moi phénoménologisants qui épousons ce contremouvement, que ce contremouvement, ressenti du dedans, en soit vraiment un, et pas un simple mouvement constituant parmi d’autres.

Or, dès lors que le phénoménologiser croit s’autoposséder, se « recevoir » dans un certain être, il est aussitôt pris en hyperbole. C’est, somme toute, comme si l’hyperbole allait jusqu’à ôter au phénoménologiser toute densité performative. Densité qui, dans les parages finkéenes, se voulait faite, en un sens, de l’étoffe du Vorsein transcendental et, qui plus est, d’un Vorsein quintessentié, aperceptivement purifié. L’epochè hyperbolique ouvre un jarre de Pandore restée jusque là inédite en phénoménologie (et frôlée par Descartes, comme Richir l’a bien mis en lumière) mais qui n’est qu’une conséquence du feuilletage architectonique du transcendantal, ou bien, si l’on veut, la façon intrinsèquement phénoménologisante dont le fait architectonique de la multistratification du transcendantal est ressenti du dedans. Cette jarre de Pandore, impossible de refermer une fois ouverte, fait que le phénoménologiser s’échappe à lui-même à tout jamais, qu’il se perde dès lors qu’il croit s’auto-posséder. L’hyperbole le place dans l’impossibilité foncière d’entrer en possession de son contremouvement. Au fond, l’hyperbole va jusqu’à – telle est son insatiable appétit d’exagération – hyperboliser le contremouvement lui-même. Elle ouvre une sorte d’hémorragie de l’anonymat phénoménologisant au sein du phénoménologiser lui-même.

Ajoutons, quant à cette auto-hyperbolisation, que, en effet, dans l’hyperbole ou l’epochè hyperbolique, telle que nous l’interprétons, force est de constater non seulement une nuance d’exagération (dans le sens d’aller au-delà du non intentionnel, de la non identité), mais aussi une nuance de réflexivité (qui n’est qu’une voie par où l’exagération ne fait que poursuivre son exagération, que l’étendre, tout comme elle l’aurait étendue à n’importe quel autre objet). Cette réflexivité, c’est-à-dire, le fait que le mouvement d’hyperbole, dans son étoffe pré-ontologique minimale, se trouve, à son tour, pris en hyperbole, constitue, finalement, le seul moyen pour aller au-delà, le seul moyen de poursuivre de façon conséquente le chemin d’exagération de l’hyperbole. Or c’est, entre autres, cet aspect de l’antécédent de la kinesthèse phénoménologisante qu’il faudrait interroger. Il ne s’agit pas, tout simplement, de se dire : « on suspens l’institution symbolique, on va au-delà ou en deçà de l’intentionnel et de toute identité » : encore faut-il trouver le (juste) levier pour le faire, et essayer d’expliquer et de retracer pourquoi est-ce bien ce levier et pas tel autre qui aurait un tel effet.

En fait, les exposés concernant l’épochè hyperbolique richirienne sont assez insatisfaisants qui se bornent à répéter que l’hyperbole signifie le fait d’aller au-delà ou en-deçà de l’intentionnel, ou bien de l’institution symbolique (retrouvant ce mouvement cartésien qui allait jusqu’à suspendre les vérités mathématiques). Certes. Quel phénoménologue contemporain ne fait pas de cela une devise ou un desideratum. Sur ce point, l’originalité richirienne n’est absolument pas là. Ici, il ne suffit pas de dire pour faire. Encore faut-il retracer comment cela peut se produire. Or, contrairement à cela, on se borne à constater des changements (lesdites mises en suspens ; que, par ailleurs, tous les phénoménologues, aujourd’hui, poursuivent et disent accomplir) du côté du conséquent de la kinesthèse phénoménologisante. Néanmoins, exposer le gain apporté par l’épochè hyperbolique revient à montrer en quoi tels et tels changements dans l’antécédent de la kinesthèse phénoménologisante rendent possible, selon un passage à la limite bien précis, tels et tels changements au sein du conséquent du mouvement méthodique lui-même (i.e. de la kinesthèse phénoménologisante).

C’est bien l’hypothèse du Malin Génie qui va servir ici de levier pour la mise en doute du phénoménologiser lui-même et, partant, pour phénoménaliser des concrescences inouïes, non phénoménalisables quand le transcendantal était, pour le dire ainsi, aligné ou aiguillé sur le phénoménologiser (en retrait), ayant univoquement part à un même Vorsein. L’actualité phénoménologisante du soupçon est elle-même suspendue (au profit, vertigineux, de concrescences non alignées sur cette actualité), son identité (dans la différence) avec le pré-être du transcendantal est levée, laissée en suspens, chose qui, nous le répétons, n’arrive jamais chez Fink. Chez Fink, la distance phénoménologisante est toujours un fil qui permet de récupérer le transcendantal : l’incarnation du sujet, avec les profondes concrescences qu’elle charrie, n’est jamais rejouée de toutes pièces ; elle n’est jamais phénoménalisée comme telle.

Tout cela a pour conséquence le caractère inappropriable du « cogito hyperbolique », ou le fait que sa Vollziehung ne puisse avoir lieu que par clignotement. Le « cogito hyperbolique » ne saurait nullement être le lieu d’une quelconque Ereignis. C’est pour cela que, de la suspension, l’hyperbole ne retient que l’épure, et c’est bien pour cela qu’elle prendra la forme d’un simple soupçon, émacié de toute densité, fût-elle proto-ontologique[23] : l’antécédent de la version hyperbolique de la kinesthèse phénoménologisante en devient imperformable, inépousable du dedans si ce n’est par à coups. C’est ainsi que le phénoménologiser lui même vient à clignoter. C’est là le propre du cogito hyperbolique et qui reste, en toute rigueur, in-effectuable. C’est pourtant de la sorte que la problématique de l’incarnation est rejouée, rephénoménalisée, et ce en deçà des problématiques, elles bel et bien abordées par Fink, de l’incorporation et de la mondanéisation – elles aussi, a fortiori, mises en branle. Or il y faut le Malin Génie pour dégager (pour débloquer) des concrescences supplémentaires. Pour le dire autrement : dès lors que le Malin Génie s’insinue comme hypothèse, il ne va plus de soi que toute déshumanisation revire en re-transcendantalisation. Or ce suspens amène un gain en phénoménalisation. Des horizons d’absence (mais concrets) autrement refermés ressurgissent à nouveau pour nimber de façon vertigineuse cette re-phénoménalisation de l’incarnation, normalement suturée par cet alignement – fût-ce dans le vecteur du contremouvement – moi phénoménologisant – subjectivité transcendantale que l’entremise du Malin Génie vient brouiller (défaire, désaligner, dés-aiguiller ou dés-syntoniser).

Reprenons : la chape posée sur les concrescences n’est plus seulement celle de l’inclusion et de l’appartenance par rapport à un tiers (le monde, en l’occurrence, et les aperceptions qui lui sont adossées, suspendues par les épochè successives mises en place par Husserl, puis par Fink), mais aussi celle d’un phénoménologiser en auto-confirmation performative constante comme Vorsein, et qui (c’est une version du simulacre ontologique, induit par une faute architectonique) tire vers soi ce qui, dans le transcendantal, ferait ou aurait pu faire concrescence (tout du « long » du cogito hyperbolique, et par à coups clignotants) sans avoir à composer avec le supposé Vorsein d’un phénoménologiser fort de sa rétraction, de son auto-confirmation performative. Au fond, c’est comme si l’entremise du Malin Génie (invoqué rien qu’en guise d’hypothèse) parait à tout risque de contagion ontologique du registre architectonique du conséquent de la kinesthèse phénoménologisante (le tout concret du vécu transcendantal) par le registre, dérivé, de l’antécédent de la kinesthèse phénoménologisante. C’est le registre où s’entame le contremouvement phénoménologisant ; et aussi le registre où les confirmations performatives sont encore possibles et concluantes. C’est, somme toute, le registre depuis lequel Descartes croit pouvoir court-circuiter l’hypothèse du Malin Génie : je ne peux pas douter du fait que je doute. Tous ces mouvements auto-confirmés ne sont plus possibles à des registres architectoniques plus profonds.

Il vient que le registre, plus archaïque, du conséquent, est (c’est une autre forme de ce que Richir appelle « simulacre ontologique ») fallacieusement tiré vers le registre d’un phénoménologiser présent à soi. Présent à soi il l’est quand s’initie son contremouvement. Moment situable que ce dernier où le contremouvement phénoménologisant est univoquement éprouvé comme contremouvement ayant pourtant part au transcendantal. Cela ne sera justement plus le cas par la suite si tant est que le phénoménologiser se laisser aller. Effectivement, le moi phénoménologisant, encore en possession de son contremouvement, sera pris à partie par les concrescences qu’il a dégagées, prenant corrélativement la forme (pour autant qu’il essaye de ne pas court-circuiter ces concrescences dégagées), émaciée et insituable, d’un soi phénoménologisant en clignotement avec les concrescences transcendantales qui se font, et qui se font du côté du conséquent de la kinesthèse phénoménologisante.

Or c’est là l’unique façon de faire place à des « implications » proprement architectoniques (et non seulement horizontales ou d’horizon). Autrement dit, le cogito hyperbolique s’avère le seul lieu de résonance possible (i.e. de concrescence) pour rejouer et revivre les transposés architectoniques « provenant » de registres plus archaïques. Douter non seulement du monde, mais aussi douter du doute[24] – ce qui est un absurde pour Descartes, et encore plus pour Michel Henry – amène, moyennant ce non alignement du transcendantal sur l’actualité phénoménologisante, des nouvelles concrescences. Plus concrètement, des concrescences qui sautent par-dessous le « présent » tout en mobilisant (c’est là le mystère de l’hyperbole) des pans d’affectivité (donc, de la partie concrescente « vie transcendantale ») extrêmement profonds. Il s’agit, au fond, de ce qui, de l’affectivité, est pris à partie dans les concrescences qui se font entre les horizons de futur et passé transcendantaux, et ce directement (i.e. sans passer par le présent), de façon hyperlente et hypervéloce à la fois, comme le signale Richir dans les Méditations Phénoménologiques. Cette prise à partie ne peut être déclenchée (aperceptivement débloquée) que par ce non alignement (sur le pré-être du transcendantal) entre le phénoménologiser et le transcendantal, cette fécondité du perdre pied que provoque l’entremise sournoise du Malin Génie.

Afin de mieux illustrer nos propos récents, nous nous proposons d’avoir recours à la phantasia et à son analogie structurelle avec l’hyperbole. En effet, à cette structure de non alignement répond aussi, structurellement, la phantasia. Elle est, en un sens, et comme nous allons le voir, ipso facto à vocation hyperbolique, et ce de par sa structure. Essayons de nous en expliquer.

En effet, à y regarder de près, la structure de la représentification est semblable à cette structure à trois termes que sont le moi phénoménologisant, puis les deux termes de la concrescence transcendantale : à savoir, le moi constituant et le monde (comme rien que parties irréductibles et pourtant concrescentes). Ainsi, dans la phantasia on retrouve un moi actuellement phantasierend (un moi présent qui phantasiert ici et maintenant). Néanmoins, et c’est là la remarquable découverte de Husserl quant aux représentifications, la phantasia se fait depuis une temporalité à propre. C’est un autre courant temporel qui est représentifié. Autrement dit, ce n’est pas le moi actuellement phantasierend qui est directement constituant. Il l’est, tout au plus, indirectement ou médiatement. Il l’est de ce qui le sera : le quasi-temps de la phantasia. C’est ainsi que la constitution transcendantale en jeu est, en fin de compte, une phantasia de constitution (une quasi-expérience, avec ses quasi-concordances et quasi-synthèses de recouvrement et d’explicitation). En fait, elle a lieu depuis un Phantasieich inactuel. Et c’est bien lui qui, par contre, est « vraiment » constituant du phantasiert. Il est, insistons là-dessus, constituant en phantasia. Méréologiquement parlant, c’est lui, le Phantasieich inactuel, qui est, pour le dire ainsi, le terme concrescent, la partie subjective adossée à la Phantasieerscheinung ; et c’est par lui que vibre la partie affection de ce que Richir appelle la « phantasia-affection ».

En effet, et pour nous référer à des exemples classiques, et pas architectoniquement trop complexes (car, en fin de compte, c’est une simple analogie structurelle entre l’hyperbole et la phantasia que nous voulons, principalement, mettre en lumière), le centaure qui m’apparaît est orienté non pas par rapport au moi actuel phantasmant (phantasierend) qui n’est absolument pas dans la scène de la phantasia, mais par rapport au Phantasieich ou plutôt au Phantasieleib du Phantasieich. Or c’est à avoir coupé toute continuité d’être et de temporalisation entre le moi actuellement phantasmant et le Phantasieich inactuel, depuis lequel et pour lequel il y a des Phantasieerscheinungen, que le monde de la phantasia s’éploie et que les concrescences qui s’y jouent sont vraiment Jenseinig. Le non alignement du moi actuellement phantasierend et du Phantasieich en concrescence-de-phantasia pourvoit la déhiscence par où toutes sortes de concrétudes inouïes peuvent déployer à leur gré le circuit de leur concrescence, faisant (et fermant) des mondes en imminence d’être sans nous. Elles le peuvent d’être irréductiblement à distance par rapport à l’actualité phantasmante (qui, elle, est dans une unité de concordance avec les autres éléments du registre du présent), les deux rien que parties concrescentes étant donc le Phantasieich avec son Phantasieleib et la Phantasieerscheinung. C’est ce décentrement, ce non alignement des concrescences de phantasia sur l’actualité du moi phantasmant qui permet des concrescences inouïes dans le monde de phantasia et dans les tréfonds de l’affectivité ; d’une affectivité qui est bien loin d’être tout simplement « imaginaire », mais qui n’est pas pour autant liée au Présent[25].

Bien entendu, l’hyperbole côtoie les parages de la folie. Mais peut-être qu’elle en manifeste d’autant mieux la ligne de démarcation, et ce dans toute sa subtilité. En effet, si l’on en revient au levier fondamental de cet excès, à savoir, la figure du Malin Génie, le risque de psychose advient quand l’hypothèse (du Malin Génie) cesse d’être hypothèse, c’est-à-dire, quand on y croit. Cependant, la simple évocation hypothétique, le seul fait d’en considérer la possibilité – à savoir, celle du Malin Génie – œuvre déjà comme levier. Levier dont l’effet premier est de retirer à l’actualité phénoménologisante du suspens ou du suspendre cette préseance d’être, cette sûreté de fouler, dans son pas en arrière, le Vorsein du transcendental. Ce redoublement hyperbolique du suspens constitue, malgré le danger de psychose qu’il côtoie, un levier pour étendre et approfondir les concrescences en concrétudes dont un transcendantal multistratifié (et ne s’alignant plus sur un phénoménologiser en acte) serait désormais capable. Venons-en, justement, à cette multistratification.

VII. Vers une approche méréologique de la multistratification de la vie transcendantale

Qu’est-ce que cette multistratification du transcendantal évoque-t-elle au juste ? Et que veut dire, tout aussi bien, l’élargissement et refonte « architectoniques » de la phénoménologie ? Architectonique et à transcendantal multistratifié la phénoménologique classique ne l’a-t-elle pas toujours été ? Oui et non. Les nuances s’imposent. Allons donc pas à pas.

Quant à l’unité du transcendantal (bien qu’aucun concept mondain d’unité ne convienne à la désigner, comme Fink nous en avertit tant et plus), il faut signaler que l’architectonique, du moins au sens phénoménologique, répond, effectivement à un transcendantal multistrafié. Or, comme notre question le suggère, il faut s’entendre sur le sens de cette multistratification car elle est bien plus profonde qu’une simple structure faite de couches constituantes (comme en phénoménologie classique). C’est au sens fort qu’il faut comprendre que la vie est vécue sur plusieurs portées à la fois. Lisons ce passage saisissant tiré de l’article « Vie et mort en phénoménologie » et où Marc Richir s’en explique :

« Du point de vue des concrétudes phénoménologiques, préparés que nous sommes à ne plus concevoir le vivre comme vivre de quelque chose d’actuellement présent, nous commençons à comprendre que nous ne vivons jamais sur un seul « plan » à la fois, ni selon la structure matricielle uniforme de la temporalité, qu’elle soit husserlienne ou heideggérienne. Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du vieillard […]; notre « vivre » plonge toujours, de manière extrêmement subtile car différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de l’absence […], et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents, et les autres très rapides. »[26]

Complétons la citation précédente par ce passage, tiré des Méditations Phénoménologiques et qui montre ce qui est en jeu dans cette multistratification du vivre prise au sens fort.

« Tous ces termes sont l’indication, nominalisante dans la langue de la philosophie, de problèmes « à résoudre », et qui, en un sens, ne seront jamais « résolus », parce que, en un autre sens, leur « résolution » demande du temps, et du temps selon plusieurs rythmes à la fois, dont certains, excessivement rapides, passent le plus souvent inaperçus, et dont d’autres, excessivement lents, demanderaient sans doute une durée de vie excédant largement la durée de la vie humaine. »[27].

Si l’on essaye à une première traduction méréologique de ce fait structurel (à savoir : la multistratification de la vie constituante), on dira que chaque registre a, pour le dire ainsi, une syntonie méréologique propre, spécifique, et différente, les registres les plus profonds manifestant des concrescences extrêmement violentes que le présent ne peut pas mesurer, comme si elles étaient sans égard au sujet, foncièrement inadaptées aux ordres de grandeur (de lenteur ou de rapidité) qu’un moi phénoménologisant est à même de mimer ou jauger. Voilà qui serait à même d’engager, d’un point de vue méréologique, une approche de la phénoménalisation en termes de clignotement[28], ce que nous avons déjà suggéré plus haut, quand il fut question du « cogito hyperbolique ». Essayons de mesurer la spécificité de cette multistratification à laquelle ouvre l’épochè hyperbolique en tentant de la distinguer soigneusement des architectoniques husserliennes (et finkéennes). Mais où se trouve au juste la nuance Richir – Husserl/Fink quant à la question de l’architectonique?

Certes, nul ne saurait nier que Husserl ait, lui aussi, parlé de strates ou de couches (bien qu’il ait, et ce à juste titre, mis en garde contre les dangers d’une telle métaphore). Il y a donc aussi, chez Husserl (tout comme chez Fink, bien entendu) une architectonique. Cependant, il est essentiel de comprendre que ce qui fait la différence entre, d’un côté, une architectonique phénoménologique au sens fort comme celle de Richir, et celles de Fink et Husserl de l’autre, c’est que le destin de l’archaïque n’est plus nécessairement dans le présent ; encore moins dans le constitué final sous forme du monde tel qu’on le connaît et tel qu’on s’y reconnaît. L’archaïque, dès lors qu’on se situe dans une phénoménologie architectonique au sens fort, n’est pas fait de proto-choses ; moins encore de proto-phénomènes ou proto-concrétudes (un peu comme dans la logique génétique de Husserl mise en œuvre dans Erfahrung und Urteil ou même dans les Analysen zur passiven Synthesis) mais bel et bien de phénomènes à part entière qui font monde(s) au pluriel car ils font leurs mondes. Mais quels mondes et quels phénomènes?

Des mondes entre-aperçus qui n’ont ni le temps ni l’espace, nous dit Richir, de se temporaliser/spatialiser, c’est-à-dire, de se phénoménaliser. Des mondes, toutefois, où se déploient des concrétudes qui, en un sens, sont déjà complètes et parfaitement à même les concrescences qu’elles intègrent ; des concrétudes en syntonie avec leur registre de concrescence. Ces concrétudes ne sont nullement en défaut de constitution, elles n’ont pas à être reprises en vue d’une quelconque stabilisation. Elles ont pourtant, non pas par reprise constituante en vue d’une stabilisation en présent, mais bel et bien par transposition architectonique, part au sens du présent, ou, si l’on veut, au sens de notre monde (qui y est transpassible). Or il faut bien s’aviser sur ceci que le propre des concrétudes archaïques se révèle dans leur indifférence à notre égard, dans leur Jeseinigkeit, comme dit Richir. Elles ne nous attendent pas et n’ont pas à nous attendre pour faire concrescence ; on n’appartient pas au circuit de leur concrescence. On ne fait, tout au plus, que le frôler de façon con-tingente. Elles n’ont pas à composer avec une quelconque aperception transcendantale, ou autre matrices de simulacres ontologiques. On effleure leur inertie de concrescence. Le centre de gravité de telles concrescences est en désalignement transcendantal par rapport à notre présent constituant.

Pouvons-nous approfondir la traduction méréologique de cette situation de multistratification tout à fait inouïe? S’il y a, avons-nous proposé dans d’autres travaux[29], des registres de concrescences, il ne saurait y avoir de concrescence entre registres. Cela reviendrait à une façon de retrouver l’unité du Vorsein et la téléologie plus ou moins unitaire de constitution d’un monde un ; à retrouver, en fin de compte, le concept classique de registre avec lequel travaille la phénoménologique classique, ainsi que l’idée, plus ou moins extrinsèque, ou non intrinsèquement phénoménologique, d’architectonique. Le fait qu’il y ait des registres de concrescences mais nullement une[30] concrescence entre registres (ce qui finirait par écraser la pluralité des registres) entraîne de profonds remaniements méréologiques dans la vie transcendantale.

Ainsi, par exemple, si l’on reprend le traitement de la différence entre les parties proches et lointaines que Husserl aborde dans les §§ 18, 19, et 20 de la 3ème Recherche, on doit nécessairement conclure qu’il n’y a pas lieu, comme Husserl le prétend, de ramener cette différence à une différence entre parties médiates et immédiates. Pour le dire autrement : qu’il y a de l’architectonique au sens fort veut dire qu’il y a de l’irréductiblement lointain. De la même façon, il y a une foncière non réductibilité des implications « architectoniques » aux classiques implications « intentionnelles » (et « d’horizon »). Originairement déphasé, transcendentalement désaligné, l’archaïque n’est plus en connivence avec les concrescences ayant cours au sein d’un registre par rapport auquel il serait transpossible. La latence de l’archaïque n’est donc pas, tout simplement, de l’ordre du non actuel ou du non explicité. Bien au contraire, elle est fungierend du haut (ou du bas) de sa non actualité. D’ailleurs, c’est aussi cette nuance de virtus que retient le concept richirien de « virtuel ». En tout cas, l’architectonique introduit, en phénoménologie, un tout autre sens, autrement profond et indisponible, de la latence.

Poursuivons cette labeur de sape « hyperbolique » des présupposés finkéens que nous avions évoqués dans la section précédente. Ainsi, on notera, également, que cette situation de multistratification se répercute bien entendu dans le lieu phénoménologique imparti à la dialectique transcendantale. Elle trouvait sa place – rappelons-le – dans les horizons d’absence qui s’insinuaient, chez Fink, aux parages extrêmes du courant de la vie transcendantale, aux bords du Vorsein. Or, encore une fois, c’est la multistratification transcendantale qui va radicalement changer la donne. La hantise de la dialectique transcendantale, dès lors, n’aura plus à attendre aux bords du Vorsein pour poindre ou pour compter depuis sa virtualité. Dès lors que l’unité du Vorsein éclate, les bords ou abîmes sont partout. Aussi et surtout dans le sens de la verticalité, mais moyennant des implications architectoniques. Chaque cours de vie est hanté par un porte-à-faux constant et insistant et qui, justement, met à mal le continu, ou le registre des présents (continus) et la suture du schématisme qui y est à l’œuvre, et que Richir nomme « schématisme de la répétition se répétant ». Relevons la façon dont Richir s’exprime quant au nouveau sens imparti à la dialectique transcendantale en régime de phénoménologie architectonique. Ainsi dans la 6ème de ses Méditations phénoménologiques Richir écrit:

« […] cette phénoménologie du sublime phénoménologique signifie que ce n’est qu’abstraitement, dans une conception tout intellectuelle, que la question du sublime ne se pose qu’à propos des « totalités » de la vie : ce n’est le cas, en effet, que par la déformation cohérente du champ phénoménologique du langage par les aperceptions de langue qui l’aplatissent et l’enferment dans le présent de la langue, alors même que, dans le champ phénoménologique, elle se pose à propos de tout sens se faisant, de toute phase de présence, de tout phénomène de langage, pris entre son implosion identitaire et son porte-à-faux comme exposition (naissance) à la vie et à la mort. Il en résulte, pour nous, une pénétration universelle de la dialectique transcendantale dans toute phase de langage en tant qu’elle met en jeu, du même mouvement, les profondeurs phénoménologiques du langage et de l’institution symbolique de la langue »[31].

Un peu plus loin il précise le sens de cette dialectique transcendantale :

« […] c’est cette ‘dialectique transcendantale’ implicite que nous avons toujours mise en œuvre dans notre phénoménologie du langage. Par cette multilocalisation universelle, la dialectique retrouve, pensons-nous, son sens originel de dia-lectique, dont le nom phénoménologique est pour nous le déphasage intrinsèque de toute phase de présence de langage, à travers les transpassibilités du sens aux sens et des lambeaux de sens aux lambeaux et amorces de sens »[32].

Par la question de l’épochè on aura retrouvé, en plein cœur de la démarche phénoménologique, l’esprit du baroque. C’est ce même esprit qui préside à l’œuvre de Descartes ; mais sûrement aussi à celle de Husserl. En effet, il y a eu chez Richir, pendant les dernières années, une récupération du baroque dans et pour la phénoménologie (face au massif investissement grec du concept de phénomène qui est à l’œuvre chez Heidegger). Notons, par exemple, son intérêt pour Shakespeare ou pour la tradition baroque du Siècle d’Or espagnol, ou encore pour certaines expressions tardives du baroque comme le théâtre de Marivaux. Disons plutôt, pour être exacts, qu’il y a eu, chez Richir, une explicitation (bien plus qu’une découverte ou une récupération) du baroque (en un tout autre sens que chez Deleuze) car cet esprit y était déjà bel et bien à l’œuvre, et ce, du moins, depuis les Méditations Phénoménologiques, sinon avant. Cette reconnaissance des sources baroques et, disons, modernes de la phénoménologie aura constamment joué comme le pôle d’anti-heideggerianisme de la phénoménologie richirienne.

Cette nouvelle donne phénoménologique est, aussi, une nouvelle donne herméneutique qui nous donne peut-être de lire Husserl autrement, d’une façon bien plus profonde, et sûrement à l’écart des critiques provenant des phénoménologies contemporaines ; critiques, pour la plupart (mais non seulement) d’inspiration heideggerienne ; critiques, en tout cas, parfois trop hâtives et souvent bâties à l’emporte-pièce. La phénoménologie a encore à se réapproprier son sens, à interroger, en parallèle aux recherches de détail épousant en l’occurrence les manuscrits de recherche de Husserl, ses fondamentaux. Peut-être qu’une partie du futur de la phénoménologie se jouera dans la relecture active et originale des œuvres fondamentales, injustement liquidées (pensons aux trésors d’analyse que recèle Ideen I, et à la quantité de bêtises qu’on a pu dire au sujet de ce livre), car il est temps d’y déceler ce qui, au sein de l’histoire de la philosophie, fait pourtant la mystérieuse spécificité de la phénoménologie. C’est ce que, avant tout, il conviendrait de penser à fond, ne serait-ce que pour comprendre pourquoi, pour ceux qui auraient décidé, à tort ou à raison, de tenir le cap, continuons nous à faire de la phénoménologie.

[1] Nous avons traité de près ce mouvement à structure double, analogue à celui des kinesthèses classiques, dans notre article : « Prises à parties : remarques sur la kinesthèse phénoménologisante », in Annales de Phénoménologie nº13, Amiens, 2014.

[2] L’origine de ce texte est, en fait, double. Il recoupe, d’un côté, la 2nde partie d’une présentation faite à l’Université de Coimbra en février 2014 intitulée « Phénomènes et concrétudes. Pour une approche méréologique de la réduction phénoménologique » dans le cadre de l’atelier « La polyvalence de la phénoménologie » organisée par le programme Erasmus-Mundus. Je tiens tout particulièrement à remercier les organisatrices de l’atelier, Daria Kononets (Bergische Universität Wuppertal), Hanna Trinidade (Université de Toulouse II – Le Mirail), et Paula Angelova (Université de Toulouse II – Le Mirail), ainsi que les professeurs A. Schnell et K. Novotny. La 1ère partie de cette présentation a été récemment développée sous la forme d’un autre article intitulé « Phénomènes et concrétudes. De la réduction phénoménologique comme réduction méréologique », paru dans le nº55 de la revue Eikasia http://revistadefilosofia.com/55-11.pdf. Il peut être lu comme une introduction méthodologique au présent texte. Ceci dit, nous nous efforcerons tout de même d’en reformuler les thèses fondamentales dès les premières pages du présent article. Du moins, reformulerons-nous les éléments nécessaires à ce que nous tentons, ici, de développer. L’autre source de ce texte, un peu plus lointaine et, en un sens, plus profonde, correspond à une journée d’études (« Le suspens et le vertige. Variations autour de la question de l’épochè dans la phénoménologie contemporaine ») organisée par Thomas Maurice à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne en février 2013. J’y avais fait une présentation (non publiée) portant comme titre « Épochè, déshumanisation et méontique chez Fink. Une lecture méréologique de la 6ème Médiation Cartésienne ». J’en reprends, comme pourrons voir les gens qui y étaient présents, certains développements.

[3] Pour cette corrélation entre la concrescence et l’idée d’accroissement ou croissance (en concrétudes de sens), c’est-à-dire, la corrélation entre les concrétudes en concrescence et la concrescence en concrétudes, voir notre article « Concrétudes en concrescences », Annales de Phénoménologie nº11, Association pour la promotion de la phénoménologie, Beauvais, 2012. Notamment le point 3.2. (pp. 17-21), ainsi que la note nº40 (p.31) où il est fait allusion à l’analyse que Marc Richir fait du « transzendentales Wachsen » (en commentant un texte de Hua XV) dans son article « Qu’est-ce qu’un phénomène », paru dans Les Études philosophiques, nº4 / 1998.

[4] Depuis « Concrétudes en concrescences », art. cit., « Introduction à la réduction méréologique », Annales de Phénoménologie nº12, Association pour la promotion de la phénoménologie, Beauvais, 2013, ainsi que lors de la conférence à Paris I, en février 2013, organisée par Thomas Maurice.

[5] Cf. « Phénomènes et concrétudes. De la réduction phénoménologique comme réduction méréologique », art. cit. http://revistadefilosofia.com/55-11.pdf.

[6] Cf. le § 3 de la 3ème Recherche Logique.

[7] Cf. les §§ 5 et 21 de la 3ème Recherche Logique de Husserl.

[8] Le concept husserlien de Fundierung est strictement corrélé à celui de tout au sens strict, c’est-à-dire, de tout exclusivement fondé de la concrescence de ses rien que parties.

[9] Cf. les §§ 11 et 21 de la 3ème des Recherches Logiques de Husserl.

[10] Fink le montre d’une façon éclatante lors du § 12 (intitulé « La ‘phénoménologie’ en tant qu’idéalisme transcendantal ») de sa 6ème Méditation cartésienne. Cf. Eugen Fink, VI Cartesianische Meditation. Teil I: Die Idee einer transzendentalen Methodenlehre. (Husserliana Dokumente, II) Editado por H. Ebeling, J. Holl y G. van Kerhoven, 1988. pp. 170-179.

[11] On cite la traduction française par Paul Ricœur d’Ideen I, Gallimard, 1950. p. 163.

[12] On a abordé de près la question dans notre article « Prises à parties : remarques sur la kinesthèse phénoménologisante. Concrétudes en concrescences II », Annales de phénoménologie nº13, 2014.

[13] C’est la position de Merleau-Ponty ; ce n’est pas la nôtre ; en dépit de l’indiscutable talent de Merleau-Ponty, quelque chose de fondamental chez Husserl s’y trouve perdu, voire bloqué à tout jamais (tout comme le déploiement de la réduction méréologique elle-même, grippée dès lors que l’on tient le quiasme vie-monde comme une sorte d’irréductible ontologique, de factum transcendantal premier).

[14] C’est justement le combat, parfois effronté, contre ce mirage architectonique qui, à notre avis, façonne du tout au tout la phénoménologie du jeune Fink ; et ce quoiqu’on ait pu dire quant à sa proximité avec les chemins de pensée de Heidegger ou de Merleau-Ponty : nous pensons qu’il n’en est rien ; du moins quant au jeune Fink. Bien au contraire, marquer la proximité de Fink avec Husserl, ainsi que sa différence avec Heidegger (et Merleau-Ponty) est, à notre avis, et malgré certains commentaires, la façon la plus profonde et féconde de lire la 6ème Méditation Cartésienne.

[15] Selon une sorte de proto-variation eidétique que nous avons abordée dans d’autres travaux (notamment dans la trilogie d’articles intitulée « Anatomía del quehacer mereologizante (I, II et III) », et publiée dans le nº46 http://revistadefilosofia.com/46-07.pdf, le nº47 http://revistadefilosofia.com/47-12.pdf, et le nº51 http://revistadefilosofia.com/51-03.pdf de la revue Eikasia). La clef de cette proto-variation eidétique opérativement à l’œuvre dans le faire phénoménologisant (comme faire méréologisant) se trouve dans la différence, faite par Husserl au tout début de la 3ème Recherche Logique, entre les « parties jointes » et les « parties disjointes ». Le tout de la 3ème Recherche se portera, après, sur des différences concernant les « parties disjointes » (dont celles correspondant aux touts que l’on a ici dénombrés), mais il convient de ne pas perdre de vue la distinction, souvent oubliée car fondamentale, entre les parties jointes ou disjointes.

[16] Cf. Posada Varela, Pablo, « Prises à parties : remarques sur la kinesthèse phénoménologisante. Concrétudes en concrescences II », art. cit.

[17] À ne pas confondre, bien entendu, avec les abîmes que nous avons relevés : au sein du transcendantal et au sein de la partie concrescente « vie transcendantale ». Richir se réfère plutôt, avec cette expression (« vie et monde comme abîmes non confondus ») au caractère abyssal (et du monde, et de la vie) des deux parties concrescentes se tenant de part et d’autre de l’Abgrund des Sinnes scandant la corrélation transcendantal. Et c’est bien pour cela que les deux parties, situées de part et d’autre de cette abîme de sens, sont, justement, « non confondues ».

[18] La trilogie d’articles “Anatomía del quehacer mereologizante (I, II et III)” (art. cit.) essayait, en effet, de toucher, à la lumière de la méréologie, à la racine commune entre réduction phénoménologique et variation eidétique.

[19] Eugen Fink, VI Cartesianische Meditation. Teil II: Ergänzungsband (Husserliana Dokumente, II), texte établi et édité par G. van Kerchoven, Kluwer Academic Publishers, 1988, pp. 172-173. Tr. fr. par Françoise Dastur et Anne Montavont, J. Millon, Grenoble, 1998, pp. 215-216.

[20] Ibid., p. 170. Trad. fr. p. 213.

[21] Eugen Fink, 6ème Méditation Cartésienne, op. cit. pp. 73-74 ; tr. fr. p. 121.

[22] Par où la kinesthèse phénoménologisante implique un véritable renversement architectonique (cf. « Prises à parties : remarques sur la kinesthèse phénoménologisante », art. cit.). En effet, en régime de phénoménologie génétique (et, a fortiori, en régime de phénoménologie constructive) l’antécédent se trouve à un registre architectonique nécessairement moins profond que le conséquent de la kinesthèse phénoménologisante (en quoi – disions nous – la kinesthèse phénoménologisante est dans ces cas aussi, ipso facto, kinesthèse architectonique).

[23] Rappelons qu’il est ici question du phénoménologiser. Mutatis mutandis, d’un contremouvement qui suit le sillon « laissé » par l’écart non schématique (par la transcendance absolue en fuite infinie). Le proto-ontologique n’est évidemment pas dans cet écart non schématique, mais bien plutôt dans l’accrétion d’affectivité qui s’y reçoit. Le proto-ontologique serait donc plutôt du « côté » du conséquent de la kinesthèse phénoménologisante, c’est-à-dire, du côté des concrescences qui se font, et dont la déhiscence est induite par le contremouvement phénoménologisant (i.e. l’antécédent de la kinesthèse phénoménologisante). Plus précisément, le proto-ontologique sera à trouver dans les tréfonds de la partie concrescente « vie transcendantale ». Elle correspond à l’affectivité, pris à partie dans des concrescences à des profondeurs architectoniques abyssales.

[24] Non pas (seulement) douter du monde, mais (aussi et déjà) douter du douter. Voilà le sens réflexif de l’hyperbole. Sens réflexif qui va, tout simplement, dans le sens de l’hyperbole comme exagération, c’est-à-dire, tout simplement, dans le sens d’un investissement supplémentaire de la portée de son mouvement, et qui trouve l’hyperboliser lui-même comme champ (encore) à investir, à prendre en hyperbole. En effet, c’était l’hyperbole elle-même qui, pour le dire ainsi, restait, elle aussi, à être, à son tour, prise en hyperbole (tout comme le sont le reste des choses : externes, physiques, mathématiques… le doute lui-même est, on le sait, le cran d’arrêt de l’hyperbole cartésienne). Et ce n’est que le passage à la limite que représente l’invocation de l’hypothèse du Malin Génie qui puisse réussir cette extension et ce qui, en termes de suspensions et corrélatives concrescences déclenchées, en découle.

[25] C’est ce qui échappera toujours, irrémédiablement, à la démarche de Michel Henry.

[26] Marc Richir, « Vie et mort en phénoménologie », dans Alter nº2, p. 346.

[27] Marc Richir, Méditations Phénoménologiques, J. Million, Grenoble, 1992. p 379.

[28] On s’y est attelés dans l’article « Hipérbole y concretud en parpadeo », dans Eikasia nº34, septembre 2010. http://revistadefilosofia.com/34-12.pdf

[29] Cf. “Apuntes para una arquitectónica fenomenológica (en clave mereológica)”, Eikasia nº47, janvier 2013. http://revistadefilosofia.com/47-10.pdf

[30] Ce qui reviendrait à une forme, proprement méréologique, d’Idéal Transcendantal.

[31] Marc Richir. Méditations phénoménologiques, J. Millon, Grenoble, 1992. p. 356.

[32] Ibid, p. 357.


Philosophia 7/2017, pp. 46-130