Maya Mincheva
Le Collège International de Philosophie fut fondé en 1983 à Paris, inspiré par la philosophie décloisonnée de Schelling et l’idée kantienne de la liberté inconditionnelle de la philosophie proclamant la vérité au sein de
l’université. Pourtant, le rôle de la philosophie dans le Collège International de Philosophie ne sera pas réduit à une position et il sera au contraire le lieu pour tout dire publiquement Certes, les trois rapports que je viens de citer ne se présentent pas comme indepandants les uns des autres mais visent la possibilité de développer de manière transmissible l’expérience qu’est la philosophie au pluriel. Ce qui nous intéresse ici est la prise de conscience active dans l’œuvre de Derrida et surtout dans sa vision sur le Collège du fait que la philosophie n’est pas déterminée par un programme, un langage ou bien figée dans l’hiérarchie des savoirs. Cette prise de conscience réside dans la question de la fondation du Collège International de Philosophie en 1983 comme institution qui cherche à se réaliser de manière performative comme un lieu de traduction du philosophique, i.e. un pont vers d’autres disciplines et d’autres langues animant le rôle de la philosophie où se révèle l’origine d’un débat datant de Kant et de Schelling. D’où la question autour de laquelle se développe cet exposé : Oùla philosophie doit-elle avoir lieu et aussi Où est le lieu dans lequel cette question surgit. Cela nécessite la recherche sur trois rapport principaux entre lesquels se trouve entrelacé le débat sur la “nouvelle” institution: 1) le rapport interinstitutionnel entre les institutions académiques et le Collège; 2) le rapport interdisciplinaire concernant le rôle de la philosophie parmi les autres type de savoirs; 3) le rapport plurivoque et international entre les langues historiques et l’enseignement de la philosophie.
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Commençons par la question Où la philosophie peut-elle avoir un lieu dans une analyse plus large. Le texte qui témoigne le surgissement de la nouvelle institution est “Coups d’envoie (Pour le Collège International de Philosophie (1982)”[1], qui est une partie du “Rapport présenté le 30 Septembre 1982 à M. Jean-Pierre Chevènement, ministre d’Etat, ministre de la Recherche et de l’Industrie, par François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt” où le Collège est vu comme une institution d’enseignement et de recherche autonome. À partir de ces deux textes magistraux, je vais explorer le lien étroit entre la forme de notre question et la proposition pour la création du Collège, car “Ce Collège International ne serait pas seulement Collège de philosophie mais un lieu de questionnement sur la philosophie”. Traditionnellement, ce “contrat implicite”[2] entre la question et le lieu se présente “d’avance déjà légitimé par un espace déterminé”[3] et son visage est identifiable – c’est la structure universitaire et la normativité scientifique qui s’y ordonne. Portant, notre lecture cible un nouvel espace à la fois institutionnel et philosophique et dont la mission sera de rendre ce contrat “discutable”[4] vis-à-vis une langue philosophique unique, une origine encore un “fond” et “fondement” de la recherche dite légitime et face à un programme final[5].
À plusieurs reprises (Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, “Coups d’envoi”) Derrida problématise le lien, le “contrat implicite” dans la question Où la philosophie peut-elle avoir un lieu “comme si une question devait toujours être probablement autorisée par un lieu”[6] mais dont les termes et la valeur restent hors de question et d’analyse.
Pourtant, tel était le débat au sein de l’université sur la place de la philosophie dans la structure de l’universitas datant depuis Kant et Schelling. À cet égard le Rapport est clair: la structure de l’universitas cherche à immobiliser les frontières du savoir et la philosophie y participe avec l’organisation des régions de la connaissance humaine, pour se trouvée privée du pouvoir public[7]. Ce dernier reste en effet réservé à la théologie, au droit et à la médecine suivant Le Conflit des Facultés où la philosophie se trouve à la fois arbitre de la vérité et soumise aux trois Facultés supérieures. Traditionnellement, la philosophie organise les régions du savoir : chez Kant, elle joue le rôle d’un arbitre de la vérité des autres sciences, malgré le manque d’intérêt de la part de l’Etat en ce qui concerne l’exercice de son pouvoir extérieur sur le peuple[8]; chez Schelling, l’idée d’un département de philosophie est réfutée au nom de sa force vitale qui ne la laisse pas objectivée de manière partielle dans les trois sciences supérieures, car: “ce qui est tout ne peut, pour cette raison précise, être rien de particulier”[9].
En évoquant le débat sur l’université chez Kant et chez Schelling, Derrida dans son Rapport sur la création du Collège cible un regard neuf sur la scène pédagogique du savoir universitaire, sur le rapport même entre la philosophie et les autres disciplines d’une part “comme si »’l existerait un contrat soutenant le primat des sujets non-légitimes et hors la censure royale influençant l’université de Kant; d’autre part “comme si »’l existerait une “traduction générale” de type schellingien durant quatre ans de formation, une “place fondamentalement réservée à la différence internationale des langues et à la problématique de la traduction…du poétique et de la performativité artistique, la philosophie décloisonnée, etc”.[10]
Le geste philosophique de “comme si” rend le contrat instituteur – un contrat entre la question légitime et l’espace déterminé – en fiction et assigne ainsi la forme institutionnel du Collège – “un comme si”[11] qui transforme tout les contrats légitimes et leurs rapports avec l’Etats, avec les autres instituions universitaires en simulacre. Le nouveau contrat entre la philosophie et le Collège cible d’une part “à ne jamais rien laisser hors de question, même sa propre axiomatique institutionnelle; d’autre part, la réflexion sur ce qui peut lier une structure de fiction à…tel énoncés performatifs, promesses, contrats, engagements…”[12].
Comment cela se traduit en termes philosophiques dans le projet pour la création du Collège ?
D’abord, le lieu spécifique de la philosophie dans le Collège International de Philosophie ne sera pas réduit à une position, mais il ressemblera à l’activité performative de l’acte de traduction qui engage tous les acteurs lutter contre “l’étouffement de la philosophie”[13]. Ensuite, le Collège sera un lieu de questionnement permanent dont le principe sera de tout dire publiquement, car seulement en accordant à la philosophie un lieu qu’elle peut mener le questionnement de la vérité. Dans “Chaire vacante: censure, maîtrise, magistalité” Derrida propose un analyse de Le conflit des facultés à l’égard de la fondation du Collège International de la Philosophie[14] libéré du pouvoir étatique. Kant notamment se réfère au philosophe comme “le gardien de la vérité”[15] pour les trois autres sciences. Cette figure de garant de la vérité, encore de “droit de censure”[16] à l’intérieur de l’université sera transporté par Derrida sur le plan de l’université contemporaine libérée de la pression directe (un arrêt royal ou gouvernemental par exemple) du pouvoir de l’Etat. Il sera plutôt question de poursuivre la transformation de l’usage de force extérieure qui ne procède par directement d’une commission ou d’une organe régulatrice, mais d’un silence délimitant le champ des échanges scientifiques: “Dès lors qu’un discours, même s’il n’est pas interdit, ne peut pas trouver les conditions d’une exposition ou d’une discussion publique illimitée, on peut parler, si abusif que cela puisse paraître, d’un effet de censure…Prenons un exemple”[17]. Cet exemple est le Collège appelé de suppléer le travail scientifique en ce qui concerne l’effet de censure étouffant les recherches novatrices. Stipuler que le Collège va accueillir des thèmes, des sujets qui restent hors la portée des institutions actuelles, i.e. la totalité du champ organisé de distribution de savoir à l’université, dans les medias, etc., signale l’intérêt augmenté du mouvement de la déconstruction à l’institution universitaire et à ses structures[18]. L’idée de garantir la possibilité de tout dire librement au sein de l’université inspire la fondation du Collège: “En proposant une institution apparemment paradoxale qui viendrait lever la censure exercée dans le système des autres institutions, il faut savoir qu’on lui assigne une idée régulatrice par essence inaccessible: une idée au sens kantien, justement”[19]. Chaque institution établit un rapport nécessaire avec d’autres institutions et ainsi instaure un rapport de force; dans ce sens, l’institution universitaire doit prendre au sérieux la possibilité de s’autocensurer ou bien, de développer la dimension “plus que critique” qui la constitue. Pour cette raison le Collège sera une institution privilégiant la découverte et la recherche de thèmes philosophiques divers, mais aussi une institution capable de détecter les mécanismes de censure dans son organisation.
Certes, le Collège, “cette nouvelle institution ne doit être ni une école, ni une université. Elle ne sera pas seulement, au sens traditionnel de l’expression, un centre de recherches. C’est ensuite pour proposer un fonctionnement autonome et libéral…”[20]. Ce lieu, ni école, ni université, n’est que la tentative de combattre chaque surgissement d’autorité absolue suivant laquelle se définit la différance même: le pharmakon n’est ni le poison, ni le remède, l’espacement n’est ni l’espace, ni le temps, le gramme n’est ni le signifié, ni le signifiant, etc.
À ce lieu spécifique correspond une économie différente qui tend à changer l’espace universitaire hiérarchisé et les limites théorico-institutionnelles qui le structurent. La projection institutionnelle qu’est l’instauration du Collège veut éviter l’unité radicale de fondation qui est au fond du concept d’universitas pour la remplacée par une multiplicité de rapports horizontaux qui coïncident avec la carte des langues européennes. Tout cela parce que le “monde philosophique” (et son unité présupposée) est divisé selon des frontières gréco-latino-allemandes-slaves…et ainsi constitue un défi historique d’importance majeure pour la philosophie[21]. Inspiré par l’idée d’échapper aux limites théorico-institutionnelles de l’espace universitaire, le Collège se dit “international” en prenant distance par rapport aux cloisonnements des frontières linguistiques par les communautés scientifiques.
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Ici réside le lien intime entre le Collège et la forme de philosopher – non pas le titre d’un programme de recherche ni une théorie de l’épistémologie réfléchissante sur le fondement de la science, de la politique, du moral…[22], mais “une pensée” qui s’interroge sur la finalité de la recherche, le principe et le fondement de l’université, sur la coupure entre la recherche dite “finalisée” et l’enseignement, sur le langage de ces concepts, etc. toute une problématique divisée par Derrida en quatre points principaux: I Penser la destination (philosophie, sciences et arts), II Destination et finalité, III Langages de la destination, destination du langage et IV Traduction, transfert, transversalité.
Mais avant cela il faut se tourner vers le débat entre la forme de la question Où la philosophie doit-elle avoir lieu et la fondation de l’institution philosophique qu’est le Collège.
Son acte de création n’est plus une question purement théorique et évoque un autre regard sur l’acte de fondation – un rapport complexe interinstitutionnel, interdisciplinaire et international, un conflit donc entre des lieux légaux et non-légaux hors les oppositions discursives philosophiques. La fondation du Collège, l’instauration d’un nouveau droit dont il est question dans “Mochlos – l’œil de l’université” et la question de la philosophie se nourrissent ici directement du mouvement de la déconstruction qui cette fois intervient sur un plan non discursif – celui de l’académie. Tout en parlant d’un nouveau droit et notamment un nouveau droit à la philosophie, une nouvelle époque de la raison, etc. Derrida quitte le champ des oppositions conceptuelles pour intervenir au champ universitaire. Ce que le mouvement de la déconstruction réorganise ne sont pas seulement les oppositions conceptuelles, mais l’ordre non-conceptuel[23]. Certes, pour pratiquer la réorganisation institutionnelle il faut trouver les moyens de le faire: que cela soit un levier (mochlos) à l’aide duquel sauter vers un autre lieu fondateur ou une barre de bois[24] à l’aide de laquelle lever la censure dans le systeme academique … tout l’appareil théorique auquel se sert le mouvement de la déconstruction se trouve appeler pour ouvrir d’espace et laisser respirer l’enquête philosophique[25].
Le droit à la philosophie alors ne peut pas “faire table rase du droit existant”[26] et le Collège International se voudra un nouveau Aufklarung universitaire: pas un clin d’œil créant le fantasme de clôture signalant une mélancolie profonde pour les desiderata philosophiques en termes de singularité langagière et de plénitude des définitions conceptuelles (une série d’exemples: la tour de Babel, la poursuite du langage idéal, la pureté de l’oikos, etc.).
Depuis la perspective de l’autre voie que le levier déconstructiviste ouvre au sein de l’espace académique “la philosophie…a toujours été bâtarde, hybride, greffée, multilinéaire, polyglotte et il nous faut ajuster notre pratique de l’histoire de la philosophie…à cette réalité…”[27]. La descente vers le sol historique ou bien la promotion de la pensée philosophique dans une “multiplicité non finie d’idiomes”[28] franchie les portes d’un certain Collège de philosophie qui s’interroge sur la réalité académique à partir de prémisses philosophiques. Le Collège International de Philosophie peut être pensé alors, comme la traduction institutionnelle d’une certaine propédeutique déconstructiviste “sans effet pyramidal”; une nouvelle institution organisée suivant le format de la carte des langues européennes, i.e. de manière horizontale et non hiérarchique[29]. La complicité entre l’historicité de la situation plurivoque et la traduction contribue au dégagement d’une zone limitrophe qui doit être étudiée. Il s’agit d’un rapport étroit entre l’enseignement et la traduction au sein du Collège dit “international” qui contribue à la propédeutique de la déconstruction: une introduction aux positions philosophiques coïncidant avec les frontières linguistico-nationales entre lesquelles on doit naviguer. La voie sur laquelle le Collège se dirige passe par le partage de cultures et de langages différents et donne accès à des événements philosophiques considérés souvent hors la tradition et l’idiome dominants. Ici s’arrimera une critique de l’enseignement comme appel linguistique, dont la question principale sera la traduction de ses propres idées au sein de l’université et plus précisément au sein du Collège comme institution reformée:
“La dimension performative du langage (qui est la traduction par excellence) couvre, de façon différenciée, une masse énorme d’énonciations typiques. De ce fait, qui concerne aussi bien la philosophie, la linguistique, la logique, la littérature, les arts, le discours politique, etc. ne retenons pour l’instant que son incidence institutionnelle: à lui seul, il devra à la fois constituer un champ de recherche très étendu et très différencié pour le Collège et une mutation structurale dans l’histoire des dispositifs de savoir et dans leur légitimation. Pour la première fois, une institution assumera expressément une dimension du langage jusqu’ici exclue et déniée”[30].
On temoigne l’usage renforce de la notion de traduction dans la distribution du savoir; la place de la philosophie comme arbitre de la vérité qui cible aussi un but institutionnel : l’instauration pour la première fois d’une institution différente c’est-à-dire, un espace institutionnel en tant que “performatif”, doté d’une signification philosophique. Cette exigence sur l’importance philosophique du rôle performatif du langage n’est qu’un “réveil du philosophique” ou un “retour à la philosophie”[31] qui s’effectue grâce au concept de traduction dans le sens employé ici. De surcroît, cela apporte un nouveau sens à la profession académique des philosophes, un sens moins chargé d’autorité, surtout d’autorité juridique absolue tel que c’était le cas dans le passé[32]. La question de la destination de la philosophie et de l’université ouvre de manière centrale le problème de la traduction dans le programme du Collège. Faisant un pas de plus, le Collège ne va pas seulement réfléchir sur son essence philosophique et bien sûr, sur sa destination, mais il va aussi se réaliser de manière performative comme un travail traductif au “sujet du philosophique”[33].
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Le texte qui témoigne de cette intention théorico-institutionnelle est “Coups d’envoi”, dont on a déjà consacré d’attention quant au sujet de l’histoire et de destination qui ne forment que la premiere partie de la proposition de Derrida. Il nous reste encore à voir l’ajustement de ce projet à la realite polyglotte, à la diversite primordiale des langues puisque l’autre voie ouverte à la philosophie suit sa dimension internationale. Dans la partie IV intitulée « Traduction, Transfert, Transversalité » de son rapport sur la future organisation, Derrida recommande la création du Collège comme une institution d’enseignement et de recherche autonome poursuivant la tâche suivante:
Nous indiquerons et recommanderons sous ce titre toutes les démarches transférentielles qui, en tant que telles, définissent la spécificité aiguë d’un Collège international ouvert en priorité aux recherches inter-scientifiques diagonales ou transversales. Traductions, donc, au triples sens dont nous empruntons par commodité la distribution à Jakobson: intralinguistique (phénomènes de traduction – commentaire, reformulation, transposition – à l’intérieur d’une même langue), interlinguistique (au sens courant ou “propre” du mot, dit Jakobson: d’une langue à l’autre), intersémiotique (d’un medium sémiotique à l’autre…).[34]
Cette tâche n’est pas seulement institutionnelle, mais elle est surtout philosophique[35]; elle touche à la question de l’enseignement et à son idéal ultime de transmission du savoir d’un maître à un élève, d’une région du monde vers une autre, etc., ou encore à la possibilité de véhiculer certaines définitions et certains concepts à travers les époques et les langues. Plutôt, dans la vision de Derrida, le Collège se voudra comme un espace institutionnel où puisse se réaliser la critique interlinguistique et intersémiotique du projet philosophique intralinguistique, selon le triple modèle de Jakobson.
La supposition selon laquelle on peut franchir le problème de la réalisation institutionnelle de la philosophie à travers une traduction est au cœur de ce petit passage. Dire que le mouvement de la déconstruction nous informe sur une “démonstrabilité intra-philosophique” dont les régimes sont assez complexes – de Platon et Aristote jusqu’à Marx et Heidegger – nécessite leur examen rigoureux, surtout quant à l’identité qu’on leur attribue en termes de “discours philosophique”. Ce moment de combat pour imposer certains modes discursifs et certains concepts concerne la tension déjà postulée entre la traduction intralinguistique et la traduction proprement dite (ou intersémiotique). Comme Derrida souligne dans Points de suspension, la mise en question d’une philosophie s’accompagne par la mise en question de son discours et son appareil conceptuel[36]. Par contre, l’acte philosophique, comme le rappelle L’Oreille de l’Autre, n’est que la fixation du sens à un concept et son voyage à travers le temps et les langues:
“Le programme du passage à la philosophie signifie dans ce contexte, me semble-t-il, que l’opération philosophique…se définit comme projet de traduction, comme fixation d’un certain concept de traduction et projet de traduction…Que dit un philosophe quand il est philosophe ? Il dit : ce qui compte, c’est la vérité ou c’est le sens, et le sens est avant ou au-delà de la langue, par conséquent il est traduisible. Ce qui commande, c’est le sens et par conséquent, on doit pouvoir fixer l’univocité du sens ou en tout cas la plurivocité doit être maîtrisable…Il n’y a de philosophie que si la traduction en ce sens-la est possible, donc la thèse de la philosophie c’est la traductibilité…”[37]
À cette thèse de traductibilité, le mouvement de la déconstruction oppose un nouveau concept de traduction libéré de son rôle de simple transportation du sens. Ici réside la question du rapport entre l’enseignement et la traduction, entre l’institution universitaire et le langage comme un de ces thèmes, finalement la question des lieux où la traduction se réalise comme telle: l’analyse du discours philosophique constitue une des tâches devant la philosophie, y compris comme un défi lancé par l’histoire. Cela est dû à la situation initiale plurivoque qui caractérise le monde historique et les langues naturelles dans lesquelles la philosophie se réalise.
La complicité entre l’historicité de la situation plurivoque et la traduction contribue au dégagement d’une zone limitrophe qui doit être étudiée. Il s’agit d’un rapport étroit entre l’enseignement et la traduction au sein du Collège dit “international” qui contribue à la propédeutique de la déconstruction: une introduction aux positions philosophiques coïncidant avec les frontières linguistico-nationales entre lesquelles on doit naviguer.
Le modèle de la traduction intersémiotique se joint à celui de la traduction proprement dite pour proposer une redistribution du savoir à l’égard de la philosophie. Ainsi, la possibilité d’inscrire le modèle de la traduction intersémiotique dans le mode de penser de l’espace universitaire organise ce dernier de manière inattendue. Toujours dans la question du passage, le mouvement de la déconstruction propose de penser le fondement métaphysique comme un « frayage » de chemin qui, en termes institutionnels, visera la non-reconnaissance de départements stables et habitables, c’est-à-dire un “frayage” de nouvelles voies de surgissement de réseaux thématiques. Cela redéfinit alors la tâche classique de la philosophie de réfléchir sur la destination de l’université et de surveiller les nouvelles formes de savoir dans la société (toutes les nouvelles disciplines qui se forment au début du XXème siècle), grâce à la réévaluation du projet philosophique intralinguistique par la traduction intersémiotique. Cette dernière propose un autre concept de traduction et dès lors un autre passage à la philosophie et ce, par une réalisation institutionnelle durant quatre ans de formation dans le programme du Collège.
Bibliographie
DERRIDA, Jacques. Deconstruction in a Nutshell: A Conversation with Jacques Derrida, John D. Caputo, (éd.)New York: Fordham University Press, 1997.
DERRIDA, Jacques. Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.
DERRIDA, Jacques. L’Oreille de l’Autre: Otobiographies, transferts, traductions, Claude Lévesque et Christie V. McDonald, (éds.), Montréal, Québec, VLB Editeur, 1982.
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KANT, Immanuel, Le Conflit des Facultés, trad. fr. J. Gibelin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1935.
LISSE, Michel. „Déconstructions”, Etudes françaises, 38 (1-2), 2002, accessible sur http://www.jacquesderrida.com.ar.
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SCHELLING, F. W. J. « Septième leçon: Sur quelques termes opposés de l’extérieur à la philosophie, et en particulier l’opposition des sciences positives », in: L. Ferry, J.-P. Person et A. Renaut (éds.) Philosophies de l’université: L’Idéalisme allemand et la question de l’université, Paris, Payot, 1979, pp. 99-106.
[1] J. DERRIDA, «Coups d’envoi (pour le Collège International de Philosophie) (1982) », in Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, pp. 577-618. Desormais cité J. DERRIDA, «Coups d’envoi”.
[2] J. DERRIDA, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Paris: Verdier Éditions Unesco, 1997,p. 10. Desormais cité J. DERRIDA, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique.
[3] Ibid.
[4] J. DERRIDA, “Coups d’envoi”, p. 590.
[5] Ibid. pp. 589 – 591.
[6] J. DERRIDA, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, p. 10.
[7] Cf. Rapport de la Commission de Philosophie et d’Épistemologie (Préambule), in Du droit à la philosophie, pp. 619-659.
[8] E. KANT, Le Conflit des Facultés, trad. fr. J. Gibelin, Paris: Librairie Philosophique J. Vrin, 1935, p. 15, désormais cité E. KANT, Le Conflit.
[9] F. W. J. SCHELLING, « Septième leçon: Sur quelques termes opposés de l’extérieur à la philosophie, et en particulier l’opposition des sciences positives », in L. Ferry, J.-P. Person et A. Renaut (éds.) Philosophies de l’université: L’Idéalisme allemand et la question de l’université, Paris, Payot, 1979, pp. 99-106, p. 105, désormais cité F. W. J. SCHELLING, Philosophies de l’université.
[10] J. DERRIDA, « Théologie de la traduction » in Du droit à la philosophie, pp. 385-386, note en bas de page, désormais cité J. DERRIDA, « Théologie de la traduction ».
[11] J. DERRIDA, “Coups d’envoi”, p. 590.
[12] Ibid. p. 591.
[13] J. DERRIDA, « Titres (pour le Collège International de Philosophie » in Du droit à la philosophie, p. 553, pp. 551 – 576, désormais cité J. DERRIDA, « Titres”.
[14] J. DERRIDA, « Chaire vacante: censure, maîtrise, magistalité », in Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, pp. 343-370, désormais cité J. DERRIDA, « Chaire vacante» in Du droit à la philosophie.
[15] Ibid. p. 346.
[16] Ibid.
[17] Ibid. p. 348.
[18] J. DERRIDA, Deconstruction in a Nutshell A Conversation with Jacques Derrida, John D. Caputo, (éd.) New York: Fordham University Press, 1997, p. 8.
[19] J. DERRIDA, « Chaire vacante» in Du droit à la philosophie, p. 349.
[20] J. DERRIDA, « Titres » in Du droit à la philosophie , p. 574.
[21] J. DERRIDA, « Titres » in Du droit à la philosophie, p. 576.
[22] J. DERRIDA, “Éloge de la philosophie”, in: Du droit à la philosophie, p. 509, pp. 499 – 510.
[23] Cf. M. LISSE, “Déconstructions”, in: Etudes françaises, 38 (1-2), accessible sur http://www.jacquesderrida.com.ar.
[24] J. DERRIDA, “Mochlos – l’œil de l’Université”, in: Du droit à la philosophie, p. 436.
[25] J. DERRIDA, “Eloge de la philosophie”, p. 509.
[26] M. LISSE, “Déconstructions”, p. 70.
[27] J. DERRIDA, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, 1997, p. 33.
[28] Ibid. p. 38.
[29] J. DERRIDA, « Titres”, p. 574.
[30] Ibid. , p. 568.
[31] Ibid., p. 552.
[32] Cf. notamment R. BRUNET, « Margarita Philosophica », in Qui a peur de la philosophie ?, GREPH, Paris, Flammarion, 1977, pp. 111-181, plus spécialement pp. 122-125. La critique de GREPH est aussi une critique sociale de la “classe de philosophie”, de l’”élite intellectuelle” et finalement du discours idéologique sur la philosophie. À travers ce prisme la philosophie est un “principe d’unité”, “un couronnement des études”, “la synthèse des lettres et des sciences”, etc. et le professeur de philosophie n’est pas un professeur comme les autres, mais un instituteur général de la vie intellectuelle.
[33] J. DERRIDA, « Titre » in Du droit à la philosophie , p. 554.
[34] J. DERRIDA, « Coups d’envoi » , pp. 611-612.
[35] Ce dernier se confirme par le fait que la contribution de Derrida est une partie limitée d’un projet beaucoup plus large entre plusieurs acteurs. Néanmoins, à plusieurs reprises, surtout à l’intérieure de discussions strictement philosophiques Derrida soulève la question de la fondation du Collège comme une référence indispensable permettant la critique de la destination de l’institution universitaire.
[36] Ce dernier se confirme par le fait que la contribution de Derrida est une partie limitée d’un projet beaucoup plus large entre plusieurs acteurs. Néanmoins, à plusieurs reprises, surtout à l’intérieure de discussions strictement philosophiques Derrida soulève la question de la fondation du Collège comme une référence indispensable permettant la critique de la destination de l’institution universitaire.
[37] J. DERRIDA, L’Oreille de l’Autre : Otobiographies, transferts, traductions, Claude Lévesque et Christie V. McDonald, (éds.), Montréal, Québec, VLB Editeur, 1982, p. 159.
Philosophia 2/2012, pp. 38-49